Droit et socit La Syrie au prsent
Institut Franais du Proche-Orient Zouhair Ghazzal Loyola University Chicago Les juristes et
connaisseurs du droit ont tendance placer 1949 comme date fondatrice
du droit syrien moderne, alors que lĠunion avec lĠgypte
en 1958, puis la mainmise du Baath sur le pouvoir politique et les
nationalisations de 1963 et 1965 qui sĠensuivirent, bien
quĠtant bien des gards des
vnements Ç fondateurs È sur le plan politique
et conomique, sont gnralement perues comme
ayant peu ou prou dĠinfluence sur le droit en tant que tel.
LĠargument tant que, dans ses codes principauxÑcivil,
pnal, et commercialÑ, le droit syrien a subi peu de
modifications, mme aprs les troubles politiques et
conomiques des annes 1960, et a par consquent
gard pour lĠessentiel lĠidentit que les juristes
lui avaient imprime en 1949. Or, sĠil est bien vrai que les
codes principaux nĠont subi en eux-mmes que trs peu de
modifications, il nĠen demeure pas moins que les pratiques judiciaires
ont t influences par lĠtatisation
conomique et lĠaffaiblissement du secteur priv.
CĠest donc dans deux domaines du droit civilÑla
proprit et le contratÑque lĠon examinera les
consquences de la mainmise de la bureaucratie tatique sur
lĠconomie. Sociologie du
droit LĠobstacle
majeur la comprhension du droit par rapport aux mouvements
sociaux dans le monde arabe et islamique provient du fait que les
tudes du droit se limitent en gnral une
histoire formelle des Ç rgles de droit È et de
leur production par des instances tatiques et juridiques. Or, une
rgle nĠest quĠune formulation abstraite dont le
Ç sens È ne se rvle que par rapport
une pratique que formulent les participants eux-mmes.
Ë titre dĠexemple, le code pnal syrien de 1949
prvoit la peine de mort ou, dfaut,
lĠincarcration perptuit pour
lĠauteur dĠun meurtre prmdit (qatl
Ôamd) (article
535), de mme quĠil prvoit une peine maximale de 15
annes avec travail forc pour un meurtre
dlibr (qatl qasd) (article 533). Or, si les juristes et
professeurs du droit ont de la peine distinguer abstraitement la
diffrence entre un meurtre prmdit et un autre
dlibr, cĠest que ces diffrences
capitales ont peu de valeur en elles-mmes, cĠest--dire
sans le travail de description documentaire sur lequel sĠacharnent les
participantsÑmagistrats et juges, avocats, policiers, plaideurs et
dfendeurs, tmoins, sans compter les experts mdicaux
ou autresÑ leur insu aprs chaque meurtre. Si la
distinction nĠa point de valeur abstraite, elle revt en revanche
toute son importance dans le travail de description documentaire des
participants. Si donc les juges arrivent mieux comprendre les codes
par rapport une situation donne, cĠest que le
Ç vouloir dire È des rgles de droit devient
magique tant que lĠon ne lĠassocie pas des situations
ancres dans la ralit de tous les jours. Le rapport des
rgles, entendues comme reprsentations mentales, aux
reprsentations matrielles conduit aussitt, comme
lĠa remarqu Wittgenstein, un plonasme sans le
labeur concret des descriptions des participants :
Ç Wittgenstein recommande justement de remplacer toujours la
reprsentation mentale par une reprsentation matrielle
et dĠessayer de voir ce qui se passe[1] È. Notre approche du droit
sĠinscrit dans le cadre de cette tentative de comprendre les
rgles de droit par rapport leurs usages de tous les jours,
ce qui veut dire sĠadresser directement aux Ç cas È
judiciaires et leur construction interne plutt que de les
diluer dans des mouvements sociaux plus globaux ou de les voir simplement
comme une Ç application È des rgles[2]. Une autre faon de poser le
problme serait de se demander quel type de relation il peut y avoir
entre la signification apprhende dĠune rgle
un moment donn et lĠusage tendu dans le
temps : alors que les textes restent les mmes, leur usage peut
diffrer dĠune priode une autre. Quelles
consquences faudrait-il donc en tirer ? Ces remarques
prliminaires sĠavrent doublement essentielles pour
notre dmarche dĠtude des relations Ç droit
et socit È. DĠune part, notre tentative
consisterait dpasser la dichotomie courante entre une notion
de rgle agissant comme Ç thorie È du
systme et les procdures judiciaires comme leur
Ç pratique È. En effet, de mme que
lĠinvestigation dĠun crime ou dĠune procdure civile
constitue davantage que des pratiques judiciaires, de mme la
production des rgles est en elle-mme une pratique. DĠautre part,
lĠopration csarienne mene en 1949 par
AsÔad Gorn[3] pour promulguer le nouveau code civil,
souvent dcrite comme un Ç coup dĠtat
lgislatif[4] È, a amen certains,
comme le juriste hanfite Shaykh Mustafa az-Zarq, ne
voir dans ces nouveaux codes que des organes Ç trangers È
greffs sur la socit syrienne[5]. LĠerreur serait de prendre parti
entre une rgle soi-disant Ç interne È, plus
Ç proche È des coutumes localesÑcomme par exemple
les rgles de la Majalla ottomaneÑ, et une autre
Ç externe È, cĠest--dire en provenance
des codes napoloniens. Ds quĠune rgle devient
rgle, cĠest--dire du moment quĠelle est
lgifre par les instances de lĠtat, il
importe peu de savoir dĠo elle vient et si elle est
Ç interne È ou Ç externe È
une socit donne : ce nĠest certainement
pas le genre de questions poses par les usagers[6]. Nous considrons en effet que
lĠimplantation de codes civils et pnaux
Ç sculiers È en Syrie nĠa en soi rien
dĠunique, puisquĠelle fait partie dĠun mouvement mondial
dont le but principal tait de permettre lĠtat
le contrle la fois du juridique et juridictionnel[7]. La codification
est un mouvement universel qui affecta de nombreuses socits,
durant les deux derniers sicles, au Moyen-Orient, en Europe, en
Amrique latine, en Afrique et en Asie. Un mouvement dĠune telle
ampleur ne peut que soutenir la thse que la promulgation de codes
aussi divers tait impossible sans un degr
dĠindpendance par rapport aux conditions sociales et
conomiques des nations qui adoptrent la codification comme moyen
pour lĠtat de contrler le procs juridique.
Ainsi, part les conditions politiques du moment qui peuvent ou non
favoriser la codification, il est inutile de chercher trop loin
dĠautres facteurs dcisifs, quĠils soient
conomiques ou sociaux. La codification est en gnral
le travail de juristes professionnels et des hommes politiques qui les
soutiennent, et elle marque toujours une Ç re nouvelle[8] È par rapport aux formes
juridiques anciennes quĠelle remplace. Dans la plupart des pays arabes
et islamiques, la codification a remplac la sharÔa et le fiqh comme source juridique, relguant ces
derniers au statut personnel. Comme toute codification, celle-ci
nĠavait rien de populaire, puisquĠelle fut le travail
dĠlites politiques et juridiques qui avaient tout juste saisi
Ç le bon moment È. Pour les chercheurs, ce quĠil
faudrait faire, cĠest montrer comment le droit se
Ç fabrique È concrtement par le moyen
dĠinstitutions lgislatives et judiciaires autonomes[9], cĠest--dire qui ont
leurs propres rgles, distinctes de celles de la socit
et indpendantes dĠelles. CĠest ainsi que les codes civils
et pnaux se Ç localisent È par un mouvement
dialectique entre des institutions judiciaires autonomes et les coutumes
locales. La
Ç localisation È sĠopre aussi par
rapport dĠautres nations, qui ont adopt des codes
similaires quant leurs principes fondamentaux, mais qui
diffrent dans la manire dont ils se pratiquent. CĠest
par ce biais que le droit touche non seulement au social mais aussi
lĠconomie, puisque, de par son autonomie, il produit des
relations la fois sociales et conomiques. Le poids de
lĠhritage ottoman Une tude
sur le droit syrien contemporain court donc deux risques. DĠune part,
le risque de ne voir en 1949 quĠune sorte de Ç coupure
pistmologique È avec tout ce qui
prcde, en particulier les pratiques du fiqh hanfite ottoman : une
erreur courante la fois chez les
Ç modernistes È et les
Ç traditionalistes È. De lĠautre, la mainmise de
lĠtat baathiste sur la Ç socit
civile È est tellement visible quĠon risque de ne voir dans
le droit quĠun Ç outil È de domination parmi
dĠautres, totalement contrl par un tat
autoritaire. Or, une telle prsupposition nous empche de voir
comment les usagers, quelque soit le type de pouvoir politique (autoritaire
comme la Syrie, ou libral la libanaise), ne suivent pas tout
btement des rgles dictes par des instances juridiques,
mais adoptent des stratgies de documentation qui font dĠeux des agents actifs. La Syrie du
mandat franais a hrit, dĠune part, des trois
formes principales de proprit sous les OttomansÑmilk,
waqf, et mrÑ et, dĠautre part, des
rgles de la Majalla (connue comme le code civil ottoman) qui
rgissaient ces types de proprit. Or, si le milk, la proprit
prive par excellence, et le waqf, comprenant des biens familiaux et publics
soustraits la circulation, sont rests en vigueur
aprs le dmantlement du systme ottoman, en
revanche le mr a perdu de sa signification, vu la disparition du systme de
rente foncire contrl par lĠtat et connu
sous le nom dĠiltizm. Ce nĠest quĠen 1930 quĠun
nouveau code foncier, rvis en 1932, fut enfin
promulgu[10]. Cependant, malgr
lĠabolition de lĠiltizm, les codes de 1930 et 1932 ont gard
pour lĠessentiel les divisions ottomanes relatives aux types de
proprit, maintenant ainsi une confusion totale dans le
systme des rentes, de proprit et du contrat, qui
perdure jusquĠ aujourdĠhui et devient de plus en plus
difficile corriger. Ainsi, lĠarticle 6 de la loi de 1930
dfinit les Ç fonds immobiliers mr È (al-Ôaqrt
al-amriyya)ÑcĠest--dire les Ç terres mr È (ard
amriyya) des
OttomansÑcomme des domaines dont la
Ç nue-proprit È (raqaba) appartient
lĠtat, mais dont le droit de jouissance (haqq al-tasarruf) appartient des individus. Mis
part ce changement de terminologie, le mandat nĠa pas
modifi grand chose ni la conception du mr, ni celle du milk, ni celle du waqf non plus[11]. Le grand changement du mandat sera en
effet dans la distribution systmatique pour chaque Ç fonds
immobilier È (Ôaqr), quĠil soit milk, mr ou waqf, dĠun Ç titre de
proprit È (sanad tamlk) qui nomme la fois le
Ç type juridique È (nawÔ
qadĠ) et le Ç type de droit È (nawÔ al-haqq) de chaque Ç bien immobilier
ÈÑune notation beaucoup plus prcise et
systmatique que le tapu (ou tb) ottoman. Ce faisant, le mandat, avec la distinction artificielle entre
un statut Ç juridique È et un autre de
Ç droit È, nĠa fait quĠentriner des
pratiques confuses produites par un systme Ç fodal È
qui Ç distribuait È en prbendes ses terres
ses Ç clients È et
Ç protgs È. Ainsi, dans le nouveau
systme du mandat, si une terre avait son statut
Ç juridique È classifi comme mr (ou amr) et son statut de
Ç droit È comme tasarruf, on savait que la terre Ç appartenait
È en principe
lĠtat, alors que le Ç droit
dĠusufruit È appartiendrait un individu ou une
famille. En pratique, pourtant, on savait quĠune telle distinction ne
valait pas grand chose, car non seulement ceux qui jouissaient du Ç droit
dĠusufruit È considraient ces
proprits comme leur appartenant titre
Ç priv È, mais le mr tait devenu de facto la catgorie qui servait
dmarquer les terres agraires, cĠest--dire
celles situes en dehors ou sur les priphries des
villes. Ce qui aussitt conduisit un autre
problme : lĠexpansion rapide des villes fit que lĠon
btissait assez souvent sur des terres mr sans modifier leur statut juridique.
JusquĠ nos jours, beaucoup de proprits au sein
mme des villes sont ainsi toujours dotes du statut confus de mrÑdistinction qui, rappelons-le,
nĠa aucun sens. Parfois, dans un mme immeuble plusieurs
tages, les appartements sont ple-mle classifis
soit mr ou milk,
suivant les vÏux (voire lĠignorance) des
propritaires : comme les mr sont par essence des
proprits agraires, les femmes doivent en principe,
dĠaprs la mme loi de 1930, hriter part
gale des hommes ; les donateurs, qui seraient soucieux de voir
la sharÔa sĠappliquer aux bnficiaires de leur donation, pourraient
quant eux faire passer leurs proprits urbaines du
statut de mr celui de milk. Que faire avec une
rgle ? En quoi donc
lĠattention porte la pratique et
lĠanalyse de dossiers particuliers, double par un
approfondissement sociologique et anthropologique des questions sociales,
peut-elle contribuer notre dmarche ? Cette question en
entrane en ralit une autre : que font les acteurs
sociaux quand ils travaillent sur un cas, et pour quelles raisons faut-il
sĠintresser ce quĠils font ? Les
participantsÑplaideurs, dfendeurs, victimes, tmoins,
policiers, juges et magistrats, avocats, mdecins et
psychiatresÑqui travaillent sur un dossier judiciaire, quĠil soit
de nature civile ou pnale, documentent lĠvnement dĠun
point de vue qui leur est propre, et le travail de documentation transforme
lĠvnement en un artefact judiciaire, cĠest--dire en un objet
dĠtude
qui agit selon ses propres lois et qui finit par absorber les
Ç subjectivits È des participants
eux-mmes. En effet, la mthode de recherche de ladite
Ç vrit È implique de facto la cration dĠun
objetÑle cas judicaire et son dossierÑcomme chose (thing, ding) contenant son propre mode
dĠinspection. CĠest donc cette mtamorphose de
lĠvnement en un artefact judiciaire qui constitue la
roue principale de la pratique du droitÑet aussi son point le plus
obscur et le moins connu, peut-tre aussi le moins
vnrÑet que les participants apprennent en
puisant dans leurs schmes du sens commun et en passant au langage du
droit. Ce faisant, le langage commun reoit toute sa
crdibilit, puisque toute documentation mlange le
profane et le savant avec ce qui est juridiquement reconnu. Disons, pour
faite vite, que, dans les socits forte tendance
institutionnelleÑo, par exemple, les institutions
mdicales ou juridiques deviennent quasi autonomesÑ, le langage
commun risque parfois dĠtre discrdit en faveur
dĠun langage jug plus Ç neutre È, donc
plus Ç autonome È et
Ç scientifique È. Plus cette tendance sĠaccentue,
plus les participants donnent libre cours un langage qui leur est
tranger, cĠest--dire qui sort des usages communs de
tous les jours. Il serait illusoire de croire que plus les institutions
deviendraient Ç autonomes È, moins on aurait besoin de
documenter lĠvnement. La nature de la documentation
change dĠune socit lĠautre suivant
la fois les formes dĠexpression individuelles et collectives
et les modes institutionnelles en vigueur. Si, par exemple, les
mthodes dĠidentification par le moyen de lĠADN sont
incorpores dans lĠinvestigation dĠune manire
routinire (ce qui nĠest pas le cas en Syrie), elles seront
documentes comme telles par des mdecins experts et
lgistes et elles seront en mme temps documentes,
cĠest--dire approuves ou suspectes, par des
non-experts. Notre
dmarche consiste donc passer aussi vite que possible des
rgles vers la documentation des cas. Le risque subsiste, en raison du
manque dĠespace, de devoir se contenter de discuter des
rsultats de la documentation plutt que de poursuivre une
analyse rigoureuse de dossiers, et donc de faire vite et de crer un
mtalangage sur le droit qui va lĠencontre de notre
dmarche. Pour viter un tel malentendu, on devra toujours
rappeler que la Ç fabrique du droit È (Bruno Latour) se
situe du ct des acteurs qui documentent
lĠvnement juridique par le moyen des rgles de
droit plutt que du ct des rgles
elles-mmes. LĠillusion
principale revient critiquer le systme, non partir
de ses sources, mais en se situant dans lĠhorizon dĠun
idal de justice. Cette dmarche sĠavre assez
populaire de nos jours, non seulement dans la presse, mais surtout dans les
conversations les plus banales au palais de justice. Le systme syrien
est souvent dcrit par les usagers eux-mmes comme corrompu de
fond en comble, et cette corruption (fasd) toucherait presque tout le monde, que ce soit
les juges qui jugent mal, ne savent pas lire leurs dossiers, touchent de
lĠargent en dehors de leurs maigres salaires, les avocats et
fonctionnaires qui font de mme, ou les policiers qui torturent (ou
mme violent) leurs suspects ou tmoins. Pour combattre la
corruption gnrale du systme, les usagers
(quĠils soient juges, avocats ou citoyens ordinaires) se lancent
aussitt dans un discours gnral de rforme. Il
faudrait, disent-ils le plus souvent, rduquer tout le monde,
changer lĠenseignement dans les facults de droit, augmenter les
salaires et, enfin, moderniser les codes pour quĠils soient en
meilleure harmonie avec la globalisation mondiale. Sans entrer dans le
mrite de ces critiques ou recommandations, il nous suffit de noter
ici que les usagers voient mal ce quĠils font concrtement lors
de la prparation dĠun dossier : en dĠautres termes,
comme le font la plupart des intellectuels et connaisseurs du droit, ils
idalisent le systme jusquĠ occulter leurs
pratiques mmes. Pour nous limiter un exemple parmi
dĠautres, la routine de la torture par les policiers est en
gnral admise, jusquĠaux policiers eux-mmes, et
la demande de changer ces pratiques dĠinvestigation est tout
fait juste, sinon banale. Or, on ne se rend jamais assez compte que cela ne
changerait presque rien la manire dont les policiers
documentent leurs interrogatoires. En effet, en Syrie, les comptes-rendus des
interrogatoires policiers de suspects ou de tmoins ne documentent pas
les interrogatoires eux-mmes et se limitent toujours des
rcits brefs, qui ne sont en fin de compte que des narrations
simplifies de ce qui sĠest rellement pass. Ce
mode de documentation limine donc lĠessentiel,
cĠest--dire le va-et-vient linguistique et corporel entre
interrogateur et interrog, que ce dernier soit effectivement
tortur et intimid ou non. Un changement radical demanderait
donc que tout interrogatoire policier ou judiciaire soit document in
toto,
cĠest--dire mot mot. Cela reprsenterait
coup sr un autre genre de labeur au quotidien, plus radical
que les recommandations pour combattre la corruption gnrale
du systme, et cela exigerait dĠautres modes de savoir. Cela nous
conduit aux bases idologiques et sociologiques relles du
systme judiciaire, afin de savoir ce quĠil faudrait prendre en
compte afin de mieux comprendre les fondements du contrat et de la
proprit. Le code civil des Franais de 1804 (devenu en
1807 Code Napolon), et sur lequel le systme syrien actuel est
bas, a voulu farouchement dpasser les contraintes du
systme fodo-seigneurial de lĠAncien rgime,
comme les contraintes familiales ou communautaires favorables
lĠindivision ou la proprit collective. Par
consquent, les postulats de lĠindividualisme libral,
produits par une littrature de lĠAncien rgime, puis
consacrs par lĠesprit rvolutionnaire, se sont surtout
affirms par le Ç droit de
proprit È. On parle mme de
lĠinsistance plonastique avec laquelle sĠest
affirm ce droit de proprit. Le but tait
la fois de dbarrasser le droit de proprit
des contraintes qui empchaient jusque-l son
dveloppement et de raffirmer une fois de plus le
caractre absolu, exclusif et perptuel de la
proprit. Cette notion de proprit allait
videmment de pair avec lĠattribution dĠune force
cratrice la volont de lĠindividu en
matire contractuelle, ce que les anglo-amricains leur
tour appellent le freedom of contract. LĠautonomie de la volont souligne
juste titre lĠindividualisme farouche des codes
franais post-rvolutionnaires : les parties au contrat,
comme ceux qui revendiquent des titres de proprit, sont
considres comme des tres abstraits et
dsincarns, situs sur le mme plan, sans tenir
compte de leur situation socio-conomique respective. Il y a
vrai dire dans le systme franais, comme dans la common
law, un
Ç dbordement du contrat È, puisque toute
lĠactivit juridique est rattache au contrat[12]. Disons que le
systme juridique syrien se trouve en porte--faux, entre un
Ç individualisme È la franaise et un
Ç communautarisme ÈÑqui se traduit sous le Baath par
un Ç corporatisme È gnralis et
corrompuÑ, qui proviendrait dĠune histoire de longue dure
dans laquelle les vielles institutions et coutumes psent de tout leur
poids. CĠest cette tension que lĠon voudrait examiner dans le
dtail. Il est
vident que, lorsque les Ottomans adoptrent la Majalla comme
leur Ç code civil È, ct
dĠautres codes napoloniens, et que les tribunaux nizm sĠemparrent des anciennes
activits des tribunaux de la sharÔa en adoptant une hirarchie et
des procdures napoloniennes (bidya, istiĠnf, tamyz), ils voulaient librer
la fois la proprit et le contrat de leurs hritages
fodaux. Ce que la bureaucratie ottomane voulait surtout,
cĠtait la commercialisation des terres,
cĠest--dire le libre change non seulement des
proprits formellement milk, mais aussi des vastes domaines des terres mr et waqf. Pour ce faire, les tribunaux nizm passrent habilement
ct des classifications traditionnelles, tout en assumant, par
le moyen de procdures fictives, que chaque proprit a
en fait un propritaire et quĠelle peut donc tre
librement change. Le mandat, tout en adoptant la mme
stratgie, permit aux grandes familles urbaines (les ex-notables
ottomans), aux petits et moyens propritaires et quelques
chefs de tribus, sans mentionner les nouveaux venus comme les
Armniens, les Syriaques et les Kurdes, de sĠapproprier une
bonne partie des terres mr qui appartenaient lĠtat
ou les iftlik (Ç fermes È) du sultan, grce entre autres
aux procdures du wadÔ yad. En adoptant une attitude beaucoup plus
agressive envers les grands propritaires et les
Ç capitalistes È de toutes sortes, les gouvernements de
lĠindpendance, surtout dans les annes 1960,
pensrent sĠen prendre directement cette
Ç re-fodalisation È de la socit
syrienne. Ce qui en rsulta fut sans doute encore beaucoup plus
nfaste que pour lĠpoque prcdente,
puisque, tout en happant le pouvoir politique et conomique de la
bourgeoisie du mandat, lĠtat baathiste des annes 1960
contrlait dsormais la quasi-totalit de la production
nationale, quĠelle ft industrielle ou agraire, part
quelques secteurs agricoles et manufacturiers autosuffisants qui
restrent dans le priv. Contrle
tatique et autonomie judiciaire Or, chose
remarquable, cette mainmise de lĠtat sur la production
nĠa entran aucun remaniement massif ni des codes
principaux (civil, pnal et commercial) ni des procdures
judiciaires, comme ce fut le cas par exemple dans de nombreux pays
communistes[13]. Pour comprendre ce paradoxe apparent
entre un systme politique et conomique qui voluait
rapidement entre les mains de lĠtat et un systme
juridique qui en apparence gardait sa
Ç neutralit È, il faut sans doute rapporter ce
Ç conservatisme È juridique au
Ç conformisme È de la socit syrienne
elle-mme. La prsence de grandes proprits
collectives (shuyÔ ou mushÔ) appartenant des familles plutt quĠ des
individus, le statut ambigu dĠun nombre important de
proprits qui nĠont jamais reu
dĠenregistrement officiel et la tendance des socits
arabo-islamiques placer toutes sortes de dcisions entre les
mains dĠune autorit patriarcale (dĠhabitude le donateur
originel) font que lĠidologie individualiste, sur laquelle les
codes franais taient originairement bass, ne
sĠimposa jamais totalement en Syrie. Par exemple, le systme du shuyÔ, encore trs rpandu,
permet difficilement aux individus dĠagir seuls, en tant quĠagents
autonomes, en dehors des contraintes familiales traditionnelles. Quant aux
proprits officiellement enregistres,
cĠest--dire faisant lĠobjet dĠune
Ç page È (sahfa) dans le cadastre (sijill
Ôaqr), elles le sont rarement titre individuel. Les raisons sont
multiples : tout dĠabord, la sharÔa islamique (applique en Syrie en
matire dĠhritage aussi bien aux Chrtiens
quĠaux Juifs) impose une division calcule de chaque
hritage entre tous les bnficiaires, hommes et femmes ;
ensuite, quand les donateurs optent pour une distribution originale, tentant
ainsi dĠviter la parcellisation de dernire minute de
leur hritage, ils ne font gnralement que reproduire
les demandes de la sharÔa en distribuant le tout
Ç quitablement È, ce qui implique que, encore
une fois, chaque bnficiaire se trouve dans
lĠimpossibilit dĠagir seul, sans le consentement des
autres. Quand le Baath
dbuta sa grande stratgie de nationalisations et confiscation
(istimlk) de
proprits en vue de crer un secteur public qui
prendrait soin des intrts conflictuels de toutes les couches
sociales, ceux qui subirent un prjudice du fait de cette mainmise
soudaine sur leurs proprits nĠeurent vrai dire
quĠun nombre trs restreint dĠoptions possibles. Soit
accepter le fait accompli, soit porter plainte devant les tribunaux, en
particulier les tribunaux administratifs (al-mahkim
al-idriyya) qui,
comme dans le systme napolonien, administrent les conflits
entre les particuliers et lĠtat. Or, ces particuliers
taient dj happs par la fois la
structure patriarcale de leur famille et le statut juridique de la
proprit elle-mme. En dĠautres termes, ils
agissaient rarement en tant quĠindividus dots dĠune
volont personnelle. Dj, mme avant la mainmise
de lĠtat sur une grande partie de la production, le
systme judiciaire, en dpit de lĠexistence dĠun
code civil la franaise, protgeait les
intrts familiaux plus quĠindividuels. La structure de la
socit syrienne comme le statut historique de la
proprit et du contrat ne permirent pas une restructuration
radicale de la relation que les individus, en tant que libres agents,
entretiennent avec le droit. Le contrle tatique de la
production ne fit quĠaggraver la situation. On pourrait dire que schmatiquement,
depuis les annes 1960, le droit ne se consolide que verticalement, en
ce sens que, dans les pratiques et les codes, on voit une
prolifration de procdures dont le but est
dĠintgrer les dcisions managerielles de la bureaucratie,
alors que la consolidation horizontale du droit, celle qui protge le
libre change entre individus autonomes, tout en les intgrant
au sein de rgles contractuelles, reste plus problmatique.
CĠest sur ce changement capital, difficile traquer, aussi bien
par des preuves documentaires quĠempiriquement, que lĠon voudrait
sĠarrter. Notons tout
dĠabord que le concept de droits individuels nĠa jamais
t fort, en particulier lorsquĠil sĠest agi de
concrtement protger lĠindividu ou la
socit civile de lĠtat. Non seulement un tel
concept nĠavait aucune existence tangible dans le droit ottoman
traditionnel, mais le droit syrien moderne, bien que bas en principe
sur le droit franais, les a mal dvelopps, et ils ont
t politiquement touffs ds
lĠunion avec lĠgypte en 1958, puis avec
lĠavnement du Baath. Ë titre dĠexemple, le code
civil syrien, dans son texte initial de 1949, non seulement protgeait
la libert du contrat, mais aussi la libre association entre
individus, encourageant la formation de coopratives (jamÔiyyt ou taÔwuniyyt) des fins politiques,
culturelles, ou conomiques. Le nassrisme, qui sĠimpose
en 1958, abolit plusieurs articles du code civil (articles 56
82)Ñcomme ce fut le cas en gypte ds 1952Ñqui respectent
la libert de sĠassocier par le moyen de coopratives, et
les remplace par dĠautres rgles qui donnent un pouvoir
dĠarbitrage de lĠtat pour toute association ou
cooprative[14]. Cela entrana, ds les
annes 1960, une prolifration dĠunions syndicales et
ouvrires dont le but principal tait de
Ç protger È certaines couches sociales
(bureaucrates, travailleurs manuels, paysans, professionnels et enseignants).
Ce sont ces associations qui bnficirent le plus de la
construction dĠensembles urbains btis surtout sur des terrains
confisqus des individus ou des familles. Ce corporatisme
gnralis a surtout conduit une routinisation
des procdures judiciaires en faveur des coopratives et de
leurs projets dĠurbanisme, alors que lĠarbitrage institutionnel
manquait cruellement en ces domaines, favorisant ainsi les
coopratives plutt que les individus qui portaient plainte pour
la restitution de leurs biens ou qui tout simplement demandaient des
compensations plus justes. Ce corporatisme a fini par crer une
corruption gnralise dans les institutions judiciaires
aussi bien que dans la bureaucratie (confiscation inapproprie de
terrains, vente illgale de terrains confisqus ou vente
dĠimmeubles subventionns par lĠtat des
individus qui les achetaient par des pots-de-vin), et ce nĠest que
rcemment que lĠon a enfin somm les coopratives
de ngocier elles-mmes le prix des terrains avec leurs
propritaires. Le mouvement trs
htrogne connu sous le nom de socit
civile (al-mujtamaÔ al-madan) a dĠailleurs fini par rclamer la
restauration pure et simple des articles du code civil qui
protgeraient cette libert de sĠassocier[15]. Prolifration
des lois conomiques Ce que de tels
mouvements demandent, cĠest la
Ç lgalisation È pure et simple de
lĠtat. Malgr lĠexistence de tribunaux
administratifs, qui peuvent parfois favoriser la plainte dĠun individu
contre lĠtat, la socit syrienne est
rgie beaucoup plus par des cercles informels dĠobligations et
dĠinterdpendance que par des droits et responsabilits.
On a dj brivement discut de
lĠambigut du Ç droit de
proprit È et des droits contractuels individuels
dont la faiblesse nĠa fait quĠapprofondir la mainmise de
lĠtat sur de nombreux domaines privs dans les villes et
les campagnes environnantes. SĠajoute cela le corporatisme
gnralis, qui a contribu
dpossder de nombreux propritaires au profit de
coopratives syndicales ou tatiquesÑen vue
videmment dĠune rpartition des richesses plus
Ç quitable È, plutt illusoire que
relle. Ë cela il faudrait sans doute ajouter le facteur le
plus essentiel dans lĠintgration verticale de la
socit, savoir
lĠÇ conomisation È du droit. Pour
sĠen rendre compte, il suffit de jeter un coup dĠÏil sur la
prolifration des lois conomiques (al-qawnn
al-iqtisdiyya),
qui font suite lĠtatisation de la
socit par le Baath. Avant 1966, il nĠy avait
quĠune seule loi conomique comme telle, celle rglant
les flux montaires entre la Syrie et le monde extrieur,
introduite en 1952, et qui organisa en mme temps les prmices
dĠun bureau de devises (Qnn intiql
al-amwl wa-l-qiyam bayna Suriyya wa-l-khrij wa tanzm
ihdth maktab al-qatÔ). De 1966 1986, quatre nouvelles lois furent
promulgues : Qnn al-Ôuqbt
al-iqtisdiyya,
Loi des peines conomiques (1966), Qnn qamÔ
al-tahrb, Loi de
rpression de la contrebande (1974), Qnn ihdth
mahkim al-amn al-iqtisd, Loi organisant les tribunaux de
sret conomique (1977) et Qnn
Ôuqbt tahrb al-Ôumla al-sriyya
wa-l-Ôumlt al-ajnabiyya wa-l-maÔdin
al-thamna, Loi
des peines contre la contrebande de la monnaie syrienne et des devises
trangres (1986)[16]. Ces textes, qui sont assez courts (en
moyenne dĠune dizaine de pages pour chacun), montrent clairement, vu la
mainmise tatique sur une grande partie de la production nationale, la
ncessit de crer des rgles conomiques
paralllement aux codes civil, commercial et pnal. Avec
lĠtatisation de la production (par le moyen des
nationalisations, les rformes agraires et la distribution des
terres), de nouveaux concepts criminels y voient le jour. Ainsi, par exemple,
le premier article de la Ç loi des peines
conomiques È de 1966 dfinit une nouvelle notion de
Ç capitaux publics È (al-amwl
al-Ômma)
qui, part les biens mobiliers et immobiliers appartenant aux
institutions de lĠtat, inclut aussi ceux des fameuses
associations coopratives (al-jamÔiyyt
al-taÔwuniyya), des syndicats et des organisations populaires (al-munazzamt
al-shaÔbiyya). Le
deuxime article spcifie que mme les institutions du
parti Baath font partie du capital public, bien que, dans ce cas, une
autorisation du Secrtaire gnral du parti soit
ncessaire pour ouvrir une enqute. Le deuxime chapitre
du mme code dfinit les crimes majeurs et leurs peines, qui
sĠtalent de cinq quinze ans de prison avec travaux
forcs : notons entre autres des crimes de vol, de vente
illgale de biens appartenant lĠtat ou de
contrat illgal pour la promotion dĠintrts
privs. LĠarticle 9 prvoit mme des peines contre
tous ceux qui auraient Ç volontairement È
contribu une Ç baisse de la production È
(takhfd al-intj), par exemple en Ç donnant des informations È
des tiers ; et lĠarticle 15 prvoit une peine
dĠun trois ans dĠemprisonnement contre ceux qui auraient
Ç rsist lĠordre socialiste È (muqwamat
al-nizm al-ishtirk). De 1966 1977, cĠtaient
les cours criminelles (Jinyt) qui, dans toutes les muhfazt, se chargeaient de lĠapplication
des codes conomiques, et ce paralllement aux crimes
ordinaires (principalement les meurtres, attentats contre individus ou
proprits, vols et viols). Mais, ds 1977, une nouvelle
loi institua des Ç tribunaux de sret
conomique È (mahkim al-amn
al-iqtisd), localiss Damas, Alep, et Homs, et
prsids par leurs propres juges, qui jugeaient principalement
partir de la loi de 1966. Ces tribunaux furent dfinitivement
abolis en 2004 par dcret prsidentiel, alors que la loi de
1966 reste en vigueur, tout en renvoyant les suspects aux juridictions
pnaux. Une nouvelle
culture des crimes conomiques sĠest donc institue
partir de 1966, qui engloba toutes sortes de crimes ou dlits
publics, instituant ainsi une brche entre le droit
Ç priv È et le droit
Ç public È. Bien que cette division juridique entre le
priv et le public fasse intgralement partie des droits
occidentaux (depuis le Codex de Justinien)[17], elle reoit dans le droit
syrien, comme dans dĠautres socits tendance
socialiste, une dfinition particulire. Cette mutation du
droit syrien ne se fait pas de lĠintrieur des codes traditionnels
(civil, pnal et commercial), qui demeurent les plus
labors et les mieux construits, mais par toutes sortes de
codifications htives, comme celles discutes plus haut. Par
consquent, des dlits et crimes, comme la contrebande, la
contrefaon de marchandises ou de monnaies, les comptes bancaires
trangers, lĠexploitation des monnaies fortes, les
dpositions au sujet des institutions de lĠtat, des
coopratives ou syndicats, en vue de crer de
Ç faux È bilans financiers, les pots-de-vin personnels,
la commercialisation titre priv de biens appartenant
lĠtat, la manipulation du march,
lĠespionnage industriel ou la fraude des investisseurs, deviennent tous
des dlits ou crimes publics puisque perus comme
manant dĠacteurs agissant titre priv contre le
bien-tre gnral, cĠest--dire celui de
lĠtat. Ces crimes non politiques deviennent par le biais de
lĠconomique des atteintes lĠordre public. Ainsi, toute
une culture dĠÇ conomie juridique È
sĠest dveloppe partir de la fin des
annes 1960 en marge de la culture juridique
Ç civile È, tout en lĠabsorbant presque
compltement. En dĠautres termes, la politisation du droit est
moins passe par des changements imposs aux codes civil et
commercial ou de procdure que par une forte tendance Ç conomiste È,
donc publique et tatique, qui a parfois absorb les
transactions commerciales les plus ordinaires. Le dbat sur la
dimension civile et conomique du droit vient dĠtre
peine amorc et il se fait surtout par un retour aux codes
civil et commercial, tout en demandant ce que ces codes soient
sujets des rvisions substantiels[18]. Ce mouvement, encore trs
faible, pourrait tre conu en parallle celui,
beaucoup plus rpandu, qui promeut lĠide dĠune
reconnaissance de la socit civile comme sphre
autonome vis--vis de lĠtat et en dehors de son
contrle abusif. Or, comme on lĠa dj
soulign, les rformateurs oublient souvent le poids des
coutumes locales, qui font que lĠesprit de volont individuelle,
sans lequel contrat et proprit resteraient soumis aux
routines familiales plutt quĠau droit comme tel, reste faible
dans la socit syrienne. En vrit le
dbat entre le droit civil et conomique, dĠune part, et
la solidification des relations horizontales entre individus autonomes
jouissant dĠune volont individuelle et dĠun statut
gal devant la loi, de lĠautre, font partie de la mme
lutte. En fait cĠest la faiblesse des droits individuels, la
prdominance de la famille et du groupe sur lĠindividu et celle
des contrats informels qui rgissent mme les transactions de
proprit, qui ont offert lĠtat
baathiste cette possibilit de se poser comme le protecteur
suprme des intrts de ses citoyens et, par
consquent, de surcharger le droit dĠun certain
Ç conomisme È. Ce quĠil faudrait donc
restituer, par le moyen dĠune culture civique la fois
politique que juridique, cĠest toute cette sphre du droit
priv qui traite tous les contractants comme des acteurs autonomes et
gaux devant la loi. LĠenfer des
procdures judiciaires Afin de
concrtement comprendre ces problmes, considrons quelques
cas civils et pnaux. Mais plutt que de voir ces cas comme des
illustrations de nos thses, on voudrait quĠils servent de documentation la fabrique du droit. Prenons
lĠexemple dĠun commerant, Muhammad Khayr, inscrit
la Chambre de commerce de Damas. Comme il avait une boutique en
Alexandrie (gypte), son travail exigeait des transferts de capitaux
entre lĠgypte et la Syrie dĠune faon quasi
continue, ce quĠil faisait chaque fois par le moyen des
banques centrales des deux pays. Les rglementations entre les deux
pays exigent que les exportations et importations soient quivalentes,
afin de contrler les flux montaires. Quand Muhammad formula
une demande pour exporter des biens alimentaires vers lĠgypte,
il reut une autorisation de la Banque centrale syrienne pour
raliser ses exportations dans un dlai de six mois, entre le
20 juillet 1972 et le 20 janvier 1973[19]. Toutes ces restrictions, que ce soit
de la part des Syriens ou Egyptiens, procdent dĠun socialisme
dĠtat qui tente de minimiser lĠaction des individus qui
voudraient profiter dĠchanges rgionaux or
internationaux pour leur bien personnel. Or, plus lĠon impose de
restrictions, plus les individus cherchent les moyens de sĠen sortir et
plus ils deviennent suspects aux yeux de lĠtat. La situation se
transforme vite en enfer juridique et judiciaire. Pour notre
commerant, cet enfer dbuta quand, par ordre militaire (amr
Ôurf)
dat du 2 octobre 1972, soit trois mois avant lĠexpiration du
dlai dĠexportation, tout son capital bancaire fut
confisqu, ce qui lĠempcha de remplir son obligation
dĠexporter vers lĠgypte dans les dlais convenus.
Ce ne fut toutefois quĠen mars 1974, soit 14 mois aprs que le
dlai dĠexportation eut expir, que le Bureau des devises
fortes (maktab al-qutaÔ) mit un saisie-arrt (dabt) contre Muhammad Khayr lĠaccusant
dĠavoir pratiqu des transactions illgales en monnaies
fortes, dĠavoir men un trafic en devises
trangres et dĠavoir ainsi nui
lĠconomie nationale par la rception de traites (qabd
hawwlt)
en provenance dĠgypte des prix quivalents
ceux de la Banque centrale, afin de payer la valeur de marchandises
qui allaient tre en principe exportes vers
lĠgypte, le pays metteur des traites (al-balad
al-musaddir li-l-hawwlt), en vertu des traits commerciaux et
financiers entre les deux pays. Notre commerant fut donc
accus de transfrer de lĠargent dĠun pays
lĠautre sans acquitter son engagement exporter les
marchandises vers lĠgypte et sans Ç pourvoir ces
marchandises sur le march de consommation
gyptien È, endommageant ainsi lĠconomie
nationale dĠune valeur estime LS 3 457 580 ($70 000).
Il fut de plus accus de divertir lĠargent quĠil avait
reu de la Banque centrale gyptienne vers le Liban et
dĠexporter les marchandises vers lĠgypte partir
du territoire libanais, utilisant ainsi le Liban comme un
Ç territoire neutre È pour le
Ç blanchissement de lĠargent È. Avant
dĠen terminer avec notre cas, quelques claircissements
sĠimposent. Premirement, ce cas montre que les marchands ou
citoyens ordinaires rencontrent dans leurs transactions rgionales ou
internationales dĠimmenses difficults. Ces difficults
proviennent tout dĠabord de la nationalisation quasi complte du
systme bancaire en gypte et en Syrie dans les annes
1950 et 1960 : toute transaction en dehors du territoire national devait
forcment se conclure avec la Banque centrale. Or, dans un tel
systme, outre les lenteurs bureaucratiques qui limitent
considrablement la comptition commerciale, la valeur
dĠchange officielle entre les monnaies locales et les devises
fortes est dĠhabitude fixe un taux non
comptitif, puisque toute la politique conomique consiste
contrler la fuite des devises fortes vers lĠtranger.
Nous sommes dans une situation o la monnaie nationale souffre
dĠune baisse de demande lĠtranger, puisque les
produits nationaux ne sont pas assez comptitifs, ce qui pousse
lĠtat crer une balance artificielle entre les
devises fortes et la monnaie nationale en imposant des taux trs
varis lĠexportation et lĠimportation,
injustes la fois pour les marchands et les citoyens ordinaires.
Deuximement, il est bien connu que certains marchands, en vue de
garder leur comptitivit rgionale ou internationale,
gardent lĠtranger (le Liban tant le plus
propice pour ce genre dĠoprations) des comptes bancaires par le
moyen desquels ils concluent leurs transactions montaires,
contournant ainsi la routine bureaucratique et les taux
dĠchange imposs par la Banque centrale. Ces mmes
marchands peuvent en mme temps utiliser symboliquement les services
montaires de la Banque centrale, en demandant par exemple des taux
rduits dĠchange pour des marchandises qui ne seront ni
importes ou exportesÑou le seront partir
dĠun pays tiers. Rien ne montre que,
dans notre cas, le commerant ait abus des procdures
bureaucratiques syriennes ou gyptiennes. La dfense
construisit son dossier sur deux faiblesses majeures de lĠargumentaire
du procureur : premirement, le dfendeur nĠavait
mme pas t autoris remplir son
obligation dĠexportation vers lĠgypte, puisque
lĠordre militaire lui fut adress trois mois avant la date
dĠchance ; deuximement, la
lgalit de lĠordre militaire tait contestable,
puisque le dfendeur ne reprsentait aucun Ç danger
national È. LĠarrt
du bureau des devises fut expdi au Procureur
gnral de Damas, qui le transfra un juge
dĠinstruction. Entre temps, un second ordre militaire transfra
le dossier, en juillet 1977, au Tribunal de la sret
gnrale de Damas. Puis, un troisime ordre militaire
annula le prcdent et transfra nouveau le
dossier, en janvier 1980, au juge dĠinstruction de Damas. Ce dernier
demanda lĠarrt des poursuites pour manque de preuves. Le Procureur
gnral poursuivit toutefois la procdure devant le
Tribunal de la sret conomique de Damas. Ce dernier
rejeta, en novembre 1982, la requte du Procureur gnral
concernant le trafic de monnaies publiques (tahrb al-amwl
al-Ômma)
et leur Ç non-retour È. Comme la dcision du
tribunal tait irrvocable (mubram), le dossier fut transmis un tribunal
pnal de premire instance Damas, qui conclut en mars
1988 que le dfendeur tait innocent de toutes les accusations
portes contre lui. Le tribunal invoqua en particulier le fait que
lĠordre militaire avait t pris avant mme la fin
du dlai de six mois octroy par la chambre de commerce de
Damas pour lĠachat des marchandises. Le cas fut lĠobjet de
plusieurs appels quĠil nĠest pas besoin de dtailler. On
notera toutefois que, lors dĠune des dernires tapes du
procs, le reprsentant de lĠtat devant le Haut
tribunal administratif avoua en mars 1991 que Ç lĠordre
militaire avait dpass (tajwaza) son but lgislatif initial,
puisque les preuves manquaient pour conclure que le trafic montaire
illgal du dfendeur nuisait la scurit
publique et que lĠadministration militaire (al-idra
al-Ôurfiyya)
devait agir en consquence È. En dcembre 1991, le
mme tribunal conclut que Ç le raisonnement judiciaire du
Conseil dĠEtat a tabli que les pouvoirs exceptionnels et vastes
dont jouit lĠadministration militaire lui confrent le droit de
veiller la scurit de lĠtat (salmat
al-dawla) et
la sret nationale (al-amn al-qawm), alors que le droit administratif a un
devoir de supervision afin de dterminer si lĠadministration
militaire a poursuivi correctement sa tche ou non. Si donc des
documents prouvent quĠune action de la part de lĠadministration
nĠtait pas ncessaire pour mettre en avant un danger
pouvant toucher la scurit nationale, cette action
pourrait tre juge comme nulle (btil) È. Aprs plusieurs
appels devant les juridictions administratives, lĠaffaire
sĠacheva en dcembre 1992, soit vingt ans aprs
lĠincrimination du dfendeur, et le caractre
ncessaire du jugement militaire (al-hukm al-Ôurf) fut dclar
dfinitivement inexistant. Ce cas
mrite notre attention pour plusieurs raisons. Il montre tout
dĠabord le primat dĠune idologie conomique qui se
transforme en une idologie de scurit et de
sret la fois de lĠtat (dawla) et de la nation (qawm) : tous ces jugements
nĠoprent en effet aucune distinction entre ce quĠils
dnomment le amn al-dawla et le amn al-qawm. LĠidologie conomique socialiste suppose que les
actions conomiques dĠacteurs indpendants sur le
march, quĠils soient des marchands professionnels ou non,
nuisent au bien-tre national si lĠtat nĠassure pas
la rglementation du march. Bien que cette
rglementation prenne plusieurs formes, dans le cas qui nous concerne
ici, elle vise surtout les flux montaires entre la Syrie et le monde
extrieur. La rglementation montaire a ainsi pour but
principal de trouver une quation quitable entre ce qui sort
et ce qui rentre. Disons pour simplifier que, dĠaprs cette
idologie, plus cette quation tombe
zroÑla valeur des exportations en monnaies et marchandises
devrait tre gale aux importationsÑ, plus
lĠconomie syrienne se porte bien. En vrit, il
sĠagit tout bonnement dĠviter le dficit des comptes
courants de lĠEtat et donc le dficit en monnaies fortes. Comme
la demande sur les marchandises syriennes se trouve beaucoup plus basse que
le besoin des Syriens de se procurer des biens de consommation de
lĠextrieur, lĠtat intervient pour rtablir
lĠquation. Cette angoisse conomique se traduit alors
juridiquement : Ç tout individu qui pratique ou contribue
la contrebande de commodits (amwl), quelque soit leur nature, vers
lĠextrieur du pays, ou qui empche ou retarde leur
retour, nuisant ainsi lĠconomie nationale, sera puni
de 5 15 annes de travaux forcs È (article
23 du Code pnal conomique). Or, bien que le terme de ml soit ici utilis dans son sens
traditionnel de res in commercio et quĠil inclue donc toutes sortes de marchandises, le vrai souci
porte sur les devises fortes et sur le dsquilibre entre la livre
syrienne et celles-ci. Tout revient la question
dĠÇ empcher le retour des commodits publiques
(manÔ Ôawdat al-amwl al-Ômma) È. En pratique, il
sĠagit du retour des devises fortes vers la Syrie : sans elles, la
Syrie perdrait lĠessentiel de ses rserves montaires et
la livre perdrait en consquence une grande part de sa valeur
relle, avec le climat dĠinscurit qui
sĠensuivrait de facto. CĠest pourquoi toutes ces
commodits sont publiques, parce que, bien quĠappartenant en
principe des individus, elles touchent la fois au
bien-tre individuel et public, cĠest--dire entre autre
la sret et scurit de
lĠtat national. On saute donc
tout bonnement, et sans sĠen apercevoir directement, de
lĠconomique au politique, en passant par les rouages
juridiques. Pour dmler tous ces niveaux, il faudrait passer
par la documentation judiciaire des cas conomiques, comme celui
dcrit plus haut. Il reste que lĠaffaire Khayr tait for
simple, tellement simple que lĠon a du mal comprendre pourquoi
une accusation ordinaire de fraude montaire devient une affaire de
loi martiale, passe par les plus hauts tribunaux administratifs de
lĠtat et prend 20 ans pour se dnouer. Le jugement de la
Cour administrative de dcembre 1992 se contente de proclamer la restauration
dĠune sparation entre la loi martiale et les faits du dossier
criminel, cĠest--dire la prtendue fraude
montaire. En dclarant que lĠordre martial tait
Ç inutile È, la Cour a restaur son statut
dĠinstance juridique suprme, au-dessus de toute autorit
militaire. Le cas a en
fait but sur un tout autre problme que la juridiction
militaire, question qui ne fut traite par aucun des tribunaux
administratifs : pourquoi une prtendue fraude fiscale, qui
devrait en principe tre une simple Ç infraction È
et donc juge dans un tribunal pnal (jazĠ), doit-elle tre juge par
lĠinstance bureaucratique de la Ç sret
conomique È ? On touche l un niveau
laiss dans lĠombre dans tout le dossier, celui qui laisse libre
cours au Bureau des devises (maktab al-qutaÔ) pour dterminer que la
prtendue offense doit entraner le paiement de
ddommagements (taÔwd) et lĠaccomplissement dĠune peine (Ôuqba). CĠest cela qui explique le fait
que toute la procdure passe par le procureur. Il convient
donc de sĠattaquer au problme de lĠconomisme
juridique. La question revient en effet rinstaurer la partie
civile du droit. Cette distinction entre le civil et
lĠconomique apparat dans le Code de commerce mme.
Promulgu en 1949, paralllement au code civil, le but
principal du Code de commerce fut dĠinstaurer une distinction entre la
personne du Ç marchand È (tjir) et celle de lĠindividu ordinaire
qui, bien que participant quotidiennement des transactions,
nĠest pas un marchand professionnel. Lie la catgorie
de marchand professionnel, telle que dfinie dans le deuxime
chapitre du code, la notion dĠÇ association È (sharka), qui constitue le deuxime
pilier du code. Le Code de commerce syrien, comme la majorit des
codes de tradition civile, opre donc sous une
distinctionÑinutile aux yeux de certains historiens du droit[20]Ñentre le
Ç marchand È (ou lĠassociation) et le
Ç civil È : alors que le premier est sujet du Code
de commerce, le second suit le Code civil. Or, comme lĠindique
AsÔad Gorn dans sa prface de 1949, le code prend
un tour la fois Ç personnel È (shakhs), qui traite la corporation des
marchands (tĠifat al-tujjr) comme des individus autonomes, et
Ç objectif È (mawdÔ), qui demande chaque marchand
et association dĠtablir le Ç registre È (sijill
tijr) de
leurs transactions, celui-ci tant considr en
lui-mme comme un lment dĠvaluation
juridique et sujet des peines ou incriminations en cas de fraude ou
autre[21]. Le ct dit personnel est
pourtant vite rduit sa dimension objective, puisque,
la diffrence du Code civil, le Code de commerce ne
sĠintresse quĠaux marchands, leurs associations et
registres, et non chaque individu. En dĠautres termes, le Code
civil prend vite la relve, puisquĠil est plus
gnral et englobe beaucoup plus dĠactivits, sans
les rduire une catgorie quelconque. Une politisation
du juridique ? Chose
remarquable, lĠconomisme qui rgit la pense
politique planifie du Baath (ou le nassrisme durant
lĠunion de 1958-61) nĠa pas entran de restructuration
du Code de commerce. En fait, le Code ne subit que trois modifications
mineures, en 1953 (impose que les registres soient rdigs ou
traduits en arabe), 1959 (les procdures en particulier) et 1962,
juste avant la mainmise du Baath sur le pouvoir. Mais, si le dirigisme
conomique du Baath laisse tel quel le Code de commerce, il se montre
plus agressif en introduisant partir de 1966 une srie de
codes Ç conomiques È restreints. CĠest
partir de ce moment quĠun juridisme conomique commence
natre, sans toutefois tablir dĠharmonie des relations
entre le civil (les relations entre personnes) et lĠconomique
(les relations entre personnes et lĠtat dirigiste socialiste).
En fait, ce que lĠon voit par le biais de lĠconomique,
cĠest une politisation du juridique, dĠo, comme lĠaffaire analyse
plus haut le montre, ce dtournement de tout ce qui reprsente le
Ç civil È, cĠest--dire le droit de la
personne. Sans doute faut-il insister une fois de plus, avant de conclure
cette section, sur le fait que, sous lĠeuphmisme de
lĠÇ conomique È, les lois conomiques
ngligent les relations entres personnes, marchands ou associations et
se concentrent sur les relations Ç conomiques È
que ceux-ci entretiendraient avec lĠtat dirigiste socialiste.
Une simple affaire de fraude peut donc vite dborder et toucher le
politique, avant de retrouver trs tardivement son cursus juridique
rgulier. Si la
politisation du juridique par le biais de lĠconomique
reprsente lĠune des transformations majeures depuis la fin des
annes 1960, elle sĠest inscrite paralllement, comme
nous lĠavons dj soulign,
dĠautres transformations aussi importantes dans la
proprit et le contrat. Ni le mandat ni les gouvernements de
lĠindpendance ne parvinrent crer un
systme de proprit et de contrat cohrent. Si
lĠhritage ottoman a soustrait la majeure partie des
proprits, urbaines et rurales, la libre
circulationÑles deux tiers tant mr ou waqfÑ,
sont de nos jours de grands blocs de proprits qui se
retrouvent en principe hors du libre change, puisquĠils appartiennent soit
lĠtat soit au ministre des Waqfs. La mainmise
tatique sur la production et le dirigisme conomique
nĠont fait que consolider ces grands blocs propritaires,
touffant encore davantage les derniers vestiges de la
proprit librement change et de la
libert individuel de contracter. On pourrait mme avancer
lĠhypothse quĠen Syrie, comme dans la majorit des
socits arabes et islamiques, les notions de
proprit prive et de libre volont individuelle
de contracter restent en gnral assez marginales, ds
lors que, malgr tous les codes civils post-ottomans qui les
protgent, elles demeurent nanmoins mal enracines et
peu comprises dans des cultures qui favorisent la possession
collectiveÑsoit familiale, soit collective (shuyÔ ou mushÔ), sans compter le manque de
libert testamentaire[22] et lĠmiettement de la
proprit impos de facto par lĠhritage
islamique[23]. Il convient donc de comprendre le modus
operandi dĠune
culture tatique qui monopolise la fois la production
(banques et finances, manufactures et commerce, services publics,
change des produits agricoles), la proprit et le
contrat. Le monopole tatique sur la production fut assum par
le moyen de lois et codes introduits partir de 1966, qui se
situaient la marge du Code de commerce de 1949, sans toutefois y
introduire de changement majeur. LĠobservation est tout aussi valable
pour la proprit en gnral, puisque le Code
civil, sauf en ce qui concerne lĠannulation de la section sur les
associations en 1958, ne subit aucun changement majeur, le contrle
tatique sur la proprit tant exerc par
le biais de lois et de codes se situant sa marge. Commenons
tout dĠabord par le waqf. Durant le bref interlude de la dictature de
Husni al-ZaÔim en 1949, une loi interdit la constitution de nouveaux
waqfs ahl ou dhurr, dits familiaux, tout en laissant libre
cours aux waqfs publics (khayr). Ce nĠest quĠen 1963 quĠune
nouvelle loi fut promulgue, qui claira les procdures
regardant la dissolution (hall) des waqfs familiaux et privs. Cette loi autorisa les
bnficiaires dĠun waqf priv le
dissoudre et en hriter en coproprit entre
bnficiaires suivant les lois de lĠhritage
islamique ou, dfaut dĠune division quitable
(en particulier si le nombre des bnficiaires est
lev ou si les proprits sont
parpilles, ce qui rend leur distribution difficile ou
impossible), recevoir une compensation en valeur montaire.
Ce procs nĠest gure diffrent de la dissolution
des biens collectifs shuyÔ : les bnficiaires se mettent
dĠaccord afin de procder une requte
excutive (daÔwa tanfdhiyya) et un expert dsign par le juge
de paix dcide des modalits de la dissolution. Mme si,
en principe, ce type de requte semble bien simple, en pratique
beaucoup des bnficiaires se sont retrouvs
emptrs (soit que les bnficiaires
taient trop nombreux et ne savaient qui possdait quoi
exactement, soit quĠils nĠtaient pas tous prsents
au moment de la dissolution, soit que la complexit ou la lenteur des
procdures ait pouss certains abandonner le
procs). En somme, et sans entrer dans le dtail (les
tudes empiriques, mme sommaires, manquent, comme
dĠhabitude), on peut voir que le plus grand bnficiaire
de cette grande entreprise de dissolution ne furent videmment pas les
partenaires individuels des waqfs, mais le ministre des Waqfs et ses
dpartements dans les villes. Dans chaque ville et dans les campagnes
environnantes, une masse importante de proprits est
bloque en faveur des waqfs. Cette masse qui, en principe, devrait
tre gre en suivant les prceptes du fiqh hanfite (soumission de la
vente, de lĠchange ou du dmembrement des
conditions strictes), est en fait manipule par un groupe
dĠentrepreneurs religieux ou profanes qui jouissent dĠun monopole
absolu dans les transactions. Ë
ct de cette masse urbaine de waqfs, se trouvent les
proprits de lĠtat, de ses institutions et
municipalits. L encore, on retrouve un enchevtrement
de proprits qui ne cesse de grandir au fur et mesure
de la monopolisation tatique de la production et des nouvelles lois
promulgues en faveur de confiscations plus agressives.
Dj lĠhritage ottoman du mr laissa lĠtat de
grands domaines ruraux et urbains. SĠy sont ajoutes toutes
sortes de proprits qui furent confisques pour
lĠÇ intrt gnral È
(al-maslaha al-Ômma) et dont chacune fut saisie en vertu dĠune loi
particulire, suivant le mode dĠappropriation et son but. Ainsi,
comme chaque ville est organise suivant un plan dĠorganisation
(mukhattat tanzm) qui lui est propre et en dehors duquel il est interdit en principe de
btir, les municipalits, afin de satisfaire leurs grands
projets urbains (btiments populaires, parcs publics, coles et
mosques, infirmeries et hpitaux) ont souvent
procd des Ç inclusion È (idkhl) dont le but tait
dĠinclure des terrains lĠintrieur du plan, de
sorte que Ç toute inclusion dĠune proprit
dans la zone dĠorganisation est de facto considre comme
sa perte (halk)[24] È. Dj, une
loi promulgue en 1958, lors de lĠunion avec
lĠgypte, avait permis aux municipalits de confisquer (istimlk) autant quĠelles le
dsiraient toutes sortes de proprits, quelles soient
bties ou non, milk ou waqf, afin
de promouvoir leur politique de logements sociaux (al-maskin
al-shaÔbiyya).
Enfin, cette politique de confiscation fut gnralise
en 1979 par la loi numro 60, qui rattacha les
proprits en voie dĠintgration au plan
dĠorganisation[25], puis par le dcret 20 de 1983
et la rvision de la loi 60 par la loi 26 de 2000, qui demeurent
jusquĠ nos jours les codes de rfrence pour
toutes oprations de saisie de proprits et
dĠindemnisation de leurs propritaires. Il faut souligner ici
que toutes ces oprations de saisie de fonds privs ou de waqfs sĠorganisent par le moyen de
procdures judiciaires fort complexes. La confiscation ne fait que
rarement lĠobjet dĠun dcret du premier ministre qui
lĠannonce individuellement chaque propritaire,
lesquels font dĠhabitude appel contre ce quĠils peroivent
comme une injustice devant les tribunaux administratifs de Damas, initiant
ainsi des procdures qui peuvent traner une dizaine
dĠannes. Ces
confiscations se couplent une faiblesse structurelle du
march immobilier qui provient principalement du fait quĠune partie
majeure des fonds immobiliers chappe lĠenregistrement
dans les registres du cadastre officiel (dĠirat
al-tasjl al-Ôaqr). Cette faiblesse provient dĠune
multitude de facteurs la fois historiques, sociologiques, juridiques
et politiques. Du ct historique, on a dj
insist sur lĠhritage ottoman, puis sur
lĠchec du mandat organiser les biens immobiliers
(mme si les Franais institurent lĠenregistrement
moderne des cadastres) et, enfin, les politiques de monopolisation
conomique des gouvernements de lĠindpendance. Quand une
proprit immobilire est non enregistre, elle
ne peut tre lĠobjet dĠun procs rgulier et
lĠon peut donc aisment sĠimaginer que, dans un pays
o lĠenregistrement est un luxe et o lĠtat
contrle de gros secteurs productifs, en plus de sa mainmise sur un
pourcentage lev des biens immobilier, les
proprits qui ne sont pas juridiquement reconnues sont de
facto judiciairement dsavantages et, de ce fait, davantage
susceptibles de la mainmise tatique. Ainsi lĠarticle 84/1 du
Code civil restreint la dfinition du bien foncier (Ôaqr) un objet immobilis (thbit) que lĠon ne peut
transfrer ; en plus, lĠarticle suivant (85/1)
caractrise un bien immobilier comme un Ç objet tangible (Ôayn) È, ce qui en fait de facto un
droit rel (haqq Ôayn) (une telle dfinition est presque
identique celle labore autrefois par les juristes
hanfites). Or, un bien immobilier non enregistr ne
possde pas ce haqq Ôayn et il ne peut donc tre lĠobjet
dĠun litige devant les tribunaux. Une loi franaise qui remonte
1926 exige en effet que tout bien immobilier sujet dĠun litige
soit officiellement enregistr, cĠest--dire quĠune
Ç page È lui soit consacre dans le cadastre (dĠirat
al-sijill al-Ôaqr) ; la loi exige aussi quĠune
Ç mention È soit place sur la
Ç page È du bien immobilier indiquant quĠil est
lĠobjet dĠun litige et quĠil est donc dsormais
plac sous saisie conservatoire (hajz ihtiyt) jusquĠ la fin du
procs[26]. Plusieurs
facteurs aussi bien historiques que sociologiques font que les biens
immobiliers ne sont pour lĠessentiel pas officiellement
enregistrs, donc en marge du droit immobilier. Rappelons que des
oprations comme la dissolution des waqfs ou des collectivits (shuyÔ) familiaux prennent
normment de temps, ou sont parfois abandonns en cours
de route par les bnficiaires par manque
dĠintrt. De plus, mme si les procdures
sont respectes, il reste officiellement enregistrer toutes
les parties dmembres. LĠurbanisation rapide de la
plupart des villes syriennes partir des annes 1960 constitue
un autre facteur qui contribua accentuer le problme des
biens immobiliers non enregistrs. Les rformes agraires de
1958 1965, lĠavnement du Baath et la perte de
contrle des grandes familles foncires sur les terrains autour
des villes contriburent, entre autres choses, au
phnomne des quartiers Ç illicites È,
qui font dsormais partie intgrante du paysage urbain. Comme
ces quartiers furent btis sur les biens fonciers des autres, ils
nĠont pour la plupart aucune lgalit, mme
sĠils reoivent dans bien de cas lectricit,
tlphone, eau courante et autres services publics.
LĠchange de ces biens immobiliers se droule en marge
des proprits enregistres, cĠest--dire
faute dĠun sanad tamlk officiel, les
Ç propritaires È sĠchangeant et
rgularisant leurs biens par le moyen de documents sui generis, qui reoivent en fin de compte
lĠaval dĠun juge de paix. Malgr ces procdures
originales, que lĠtat accepte bon gr mal gr, il
reste que toutes ces proprits ne font pas lĠobjet
dĠun Ç droit rel È (haqq Ôayn)[27], pour la simple raison quĠelles
ne sont pas officiellement enregistres et nĠont donc pas de
Ç page immobilire È o lĠon
indiquerait le litige en cours. Pour toutes ces proprits non
enregistres, le droit admet des procdures fictives permettant
de sortir de lĠimpasse. Comme tout ce qui nĠest pas un bien-fonds
immobilier (Ôaqr) est de facto class comme Ç bien
mobilier È (manql), ils jouissent juridiquement dĠun
Ç droit personnel È (haqq shakhs) qui sĠapplique toute
commodit lgalement changeable (ml mutaqawwim)[28]. En somme, pour quĠun litige
portant sur une proprit non enregistre soit soumis
un tribunal, il faudrait que ce fonds immobilier passe pour un bien
mobilier, ce qui le dispense du Ç signe È et donc de la
Ç page cadastrale È (sahfa
Ôaqriyya)[29]. Comme pour lĠpoque
ottomane, les procdures fictives sont en vogue dans un systme
judicaire dbord par des problmes sociaux ou
politiques sans issue. Ajoutons
toutefois que, mme si le statut des proprits
prives lgalement enregistres reste de loin meilleur
que les autres, il nĠen demeure pas moins que cette catgorie
privilgie est entrave par toutes sortes de
dcrets et lois qui empchent sa libre circulation. Notons,
titre dĠexemple, les plus connus et, en particulier, la loi 3
de 1976, qui empche la Ç deuxime vente È
dĠun terrain non bti, au cas o les deux ventes se sont
droules aprs la promulgation de la loi (afin de
rentabiliser son investissement, lĠacheteur nĠaura dĠautre
choix que de btir sur son terrain ou de se trouver un partenaire dans
le mme but). Ici aussi, les procdures fictives abondent pour
Ç prouver È que la premire vente a eu lieu avant
1976, condition que le second acheteur attende patiemment la fin des
procdures de vente fictive qui peuvent traner. Observons un
certain paralllisme entre des lois qui voudraient limiter
lĠchange des flux montaires et la libre circulation des
marchandises et des lois sur lĠimmobilier qui limitent son change :
dans les deux cas, la volont des individus de se trouver des niches
dĠchange en dehors du circuit tatique se trouve
absorbe par des rgulations qui tentent de limiter
lĠinflation des valeurs dans des secteurs de lĠimmobilier ou des
devises, rares dbouchs encore ouverts aux investisseurs
individuels. Autre exemple, le dcret (marsm) 45 de 1980 qui interdit la vente
dĠappartements dans les complexes de logements sociaux (maskin
shaÔbiyya),
entirement financs par lĠtat, si la
dure entre les deux achats (lĠinitial et le second) est
infrieure quinze annes. Le
patrimonialisme conomique ne se limite pas aux grands projets
exerant le contrle de la production, puisque toutes sortes de
petits textes codifis, se situant en marge des grands textes (Codes
civil, pnal et de commerce) ont vid la
proprit prive de sa vraie valeur. CĠest toute
la notion dĠÇ intrt
gnral È (al-maslaha al-Ômma) qui se mtamorphose en une
sorte de patrimoine national gnralis o
lĠtat sĠautorise lui-mme grer les
biens-fonds immobiliers. Ainsi la loi 60 de 1979 octroie aux
municipalits les pleins pouvoirs pour le lotissement des biens
immobiliers suivant les plans (mukhattat) quĠelles jugeraient
discrtionnairement ncessaires, saisissant en cours de route
les biens privs sur lesquels des projets publics
dĠutilit gnrale seraient btis et
interdisant le lotissement et le partage des terrains par les
propritaires concerns. Bien que le dernier code 24 de 2000
protge en principe mieux les biens-fonds privs, en autorisant
les propritaires racheter 40 pourcent de ce qui leur a
t confisqu (au prix initial de la saisie) et
les vendre au prix qui leur parat convenable et partitionner
eux-mmes, sue une priode de trois annes, tout
bien-fonds immobilier non confisqu, toutes ces lois ont pour
lĠinstant cr plus de confusion sur les modalits
de leur application quĠune vritable protection, ft-elle
de principe, des proprits. Ce qui nous
importe ici, cĠest de suivre les procdures de documentation de tous ces codes qui se situent en
marge des codes principaux. En effet, lĠtat patrimonial
nĠagit que sur une assise juridique de domination : cĠest
par se moyen que toutes sortes de principes idologiques, plans gnraux
ou textes juridiques, lgislatifs et administratifs prennent leur
forme la plus concrte, celle dĠun
Ç dialogue È avec les usagers ordinaires[30]. La domination nĠest jamais
directe, autocratique ou purement Ç disciplinaire È[31], voire panoptique, car, mme
lorsquĠelle se droule par lĠintermdiaire de
formes symboliques[32], on oublie souvent le travail
documentaire qui se fait, soit oralement ou par crit, et qui institue
ce Ç dialogue È dans la vie de tous les jours, y
compris avec les institutions rgies par des codes abstraits, en dehors
de la porte des gens ordinaires (institutions mdicales,
scientifiques ou juridiques). LĠinteractionnisme symbolique
dĠErving Goffman conoit lĠaction des acteurs comme une
srie de Ç mises-en-scne È pour se
prsenter au quotidien. Ces reprsentations, qui
dbutent avec lĠhabitat et le vestimentaire, sont aussi des
pratiques de mortification, puisquĠelles prennent parfois des postures
humiliantes pour se faire accepter dans le groupe ou milieu (professionnel,
urbain ou politique). Notre approche du droit emprunte
lĠinteractionnisme symbolique lĠintuition fondamentale que le
Ç cadre institutionnel (institutional framework) È nĠest en
dernire instance quĠune charpente extrieure qui offre des rgles pour
lĠinteraction des acteurs : ces rgles nĠauront aucune
vie sans la mise en scne des acteurs et les stratgies de
prsentation de soi quĠelles impliquent. Bien que lĠespace
nous manque ici pour analyser fond les
Ç dossiers È judicaires, civils ou pnaux, il
convient au moins dĠen souligner le caractre documentaire, afin
de ne pas les limiter des Ç applications È
pratiques des codes juridiques. Dans le cas que nous avons analys
plus haut sur la prtendu fraude montaire, aucune loi ne
pouvait elle seule prvoir le cheminement que prit le dossier
avant de se clore dans le bureau dĠun tribunal administratif :
lĠimportance du cas rside en effet dans le va-et-vient entre
plusieurs instances judicaires et dans la faon de laquelle la
documentation de ladite fraude eut lieu. Prenons,
titre dĠexemple, quelques dossiers et dbutons par les
contraintes quĠune srie de lois imposrent
partir des annes 1970 sur la libert de circulation des biens
immobiliersÑen particulier la loi 3 de 1976 qui interdit formellement
la double vente dĠun terrain urbain non bti. Prenons le cas de
Muhammad qui acheta, en avril 1983, une portion de terrain Damas
appartenant Rasln un prix convenu[33]. En aot 1983, Muhammad vendit la
portion achete de Rasln une cooprative
un prix convenu entre les deux parties, tout en promettant de
travailler avec le propritaire original Rasln pour
officiellement enregistrer lĠachat au bureau du cadastre. En
dcembre 1983, lĠassociation dpose plainte devant un
tribunal de premire instance (bidya) la fois contre le premier
vendeur Rasln et le second Muhammad pour avoir chou de
transfrer la proprit la cooprative :
(1) demande de saisie conservatoire (hajz ihtiyt) de la proprit par le
moyen dĠune mention sur la page immobilire ; (2) transfert
de la proprit du premier au second vendeur ; (3)
confirmation du transfert de la proprit du second vendeur
la cooprative. Quand le tribunal apprit la mort du premier
acheteur Muhammad, huit jours avant sa convocation, il dcida de tout
arrter. Les plaideurs dposrent une seconde plainte
conte les hritiers de Muhammad. En octobre 1985, un accord fut
scell entre la cooprative et Rasln dans lequel ce
dernier fit tat de son contrat avec Muhammad et offrit des garanties
pour transfrer la proprit, aprs augmentation
du prix initial et rception du payement, la
cooprative. Ce pacte fut officiellement prsent au
tribunal qui lĠapprouva et, ds que les deux parties
abandonnrent leur droit dĠappel, lĠapprobation du
tribunal fut irrvocable. En janvier 1986, le dossier passa au
dpartement excutif pour demande dĠexcution du
transfert. LĠexcution ne fut cependant jamais
ralise parce que les documents financiers de la
proprit nĠtaient pas originaux (ghayr
usl).
Profitant de lĠchec du transfert, le propritaire Rasln
dposa plainte contre la cooprative en janvier 1987, demandant
la rsiliation de lĠaccord et la fin du transfert de la
proprit. Pour la premire fois,
lĠimpossibilit de lĠexcution fut
mentionne, en se basant sur la loi 3 de 1976 qui interdit la double
vente. La question avait jusquĠalors t
dissimule par les manipulations fictives par les deux parties. La
cooprative ne sĠavoua toujours pas vaincue, puisque, en
rponse leur vendeur, ils firent valoir que, lĠaccord
tant irrvocable par consentement mutuel, Rasln ne
jouissait dĠaucun droit dĠappel. Rasln rtorqua que
lĠimpossibilit dĠexcution annulait
automatiquement le contrat. Bien quĠen mai 1990, le tribunal de
premire instance ait demand lĠannulation du contrat de
vente, lĠaffaire connut plusieurs rebondissements : les appels et
contre-appels se succdrent toute vitesse
jusquĠ ce quĠun tribunal dĠappel dclare, en
octobre 1991, que lĠaccord de conciliation conclu en 1985 et
approuv par un juge tait invalide puisque contraire
la loi de 1976. La Cour de cassation, quand elle examina le dossier, en mars
1993, remonta lĠacte dĠachat initial entre le
dfunt Muhammad et Rasln, notant que la date du contrat de
vente nĠtait mme pas mentionne : si la
vente avait t conclue avant 1976, la seconde vente
la cooprative devrait tre invalide, aucune procdure
judicaire ne pouvant la lgitimer. LĠaffaire ne
sĠarrta pas l pour autant. La loi de 1976
bnficia surtout aux avocats, et ce cas sans verdict final
jusquĠ prsent le montre bien. Comme dans le cas sur la
fraude fiscale, tout repose sur des Ç pratiques
dĠerreurs È. Dans le premier cas, lĠÇ ordre
militaire È, qui avait initialement dclench la
poursuite judiciaire, fut dclar vingt ans aprs et
spcifiquement pour ce cas Ç inopportun È, comme
sĠil sĠagissait donc dĠune Ç erreur
lgislative È. Pendant prs de vingt ans, toutefois,
cette possibilit dĠerreur demeura la marge du
dbat : les codes en eux-mmes sont dĠune telle
gnralit quĠils seraient incapables de bien
dlimiter les marges de la loi militaire. Mais ce qui conduit
ces Ç pratiques dĠerreurs È, cĠest en
dernire instance beaucoup plus que le caractre abstrait des
codes ; cĠest la politisation du droit travers (ou par le moyen de)
lĠconomisme juridique, qui conduit son tour
lĠaffaiblissement du Ç civil È et sa
rduction une politique vaguement
Ç conomique È
dĠÇ intrt gnral È.
Dans le second cas, la loi 3 de 1976 qui interdit la double vente sert de
cadre gnral tout achat et vente de biens immobiliers
non btis, de sorte que les parties un contrat de vente qui
contrevient la loi prennent le long chemin des tribunaux afin de
faire ratifier un contrat illgal par principe. Les acteurs, tout en
sachant que lĠacte dĠachat et de vente quĠils voudraient
officiellement faire sanctifier contrevient la loi, optent
nanmoins pour des stratgies de morcellement des pratiques
judiciaires : au lieu de franchement admettre que leur contrat est nul,
ils divisent lĠachat en plusieurs tapes dont la plupart pourraient
mme tre fictives, cĠest--dire sans existence
relle, tout en essayant de ratifier sparment ces
tapes morceles, dans lĠespoir que ces victoires
partielles serviront une victoire finale. A la lecture de
lĠaffaire esquisse plus haut, on sĠaperoit que,
ds le dbut, les acteurs optent pour une stratgie de
dissimulation. Quand, par exemple, la cooprative dcide de
dposer plainte le 24 dcembre 1983 contre les deux vendeurs, Muhammad
et Rasln, on apprend que le premier est dcd
quelques jours auparavant ; or, de deux choses lĠune : ou
bien lĠassociation savait dj sa mort, et donc
lĠexistence de Muhammad comme premier vendeur nĠtait
quĠune procdure fictive ; ou bien Muhammad et Rasln
nĠavaient jamais rien conclu entre eux, et Rasln sĠest
serviÑavec lĠapprobation de la cooprativeÑdu
Ç contrat È de vente fictif pour rsoudre un
problme dans lĠenregistrement du terrain. Le tribunal de
premire instance pouvait toute de suite dclarer lĠachat
par la cooprative nul, puisque les deux ventes sĠtaient
droules aprs 1976. Pourtant, la mort de Muhammad et
la date de la premire vente prtendue entre lui et
Rasln (reste dlibrment floue)
empcha le tribunal de trancher, ce qui permit aux deux parties de
procder un accord de conciliation qui fut ratifi par
un juge en 1985 (le choix dĠun juge au lieu dĠun notaire donne au
contrat un caractre quasi-irrvocable). Toute cette
stratgie commence draper au moment de lĠenregistrement
de la proprit et de la tentative avorte pour
lĠenregistrer au nom de la cooprative, parce que les papiers
fiscaux nĠtaient pas en ordre. Au lieu de sĠarrter
l et de dclarer toute la vente illgale, on continue
toutefois pendant plus de dix annes traner le dossier
dĠun tribunal un autre, jusquĠ ce que le
comit gnral de la Cour de cassation ralise
finalement, en 1997, que le dossier contient de Ç grosses erreurs
professionnelles (akhtĠ mihaniyya jasma) È, en tte desquelles
la ratification de la conciliation (tasdq al-sulh) par un juge de premire
instance en 1985. Entre temps, la cooprative avait quand mme
russi enregistrer la proprit. Et
lĠaffaire reste suivreÉ On voit comment
les participants misent toutes leurs stratgies sur les erreurs
judiciaires. Il procdent par morcellement et complexification fictive
de chaque tape : un prtendu premier vendeur qui
nĠest plus l ; des dates qui restent floues ; un
accord de conciliation conclu isolment du contexte
gnral de la loi de 1976 ; des tentatives
dĠenregistrement du biens-fonds immobilier malgr les deux
ventes ; sans compter le pouvoir de manipulation des
coopratives. En un mot,
cĠest la proprit prive comme telle qui se
trouve mise en pril de toutes parts, mais pas seulement par
lĠtat et ses institutions. Face un tat qui ne
semble voir dans la proprit prive quĠun
rservoir sans fin pour ses projets collectifs, les acteurs auraient
du mal a bien mnager leurs biens immobiliers, quĠils soient
possesseurs de titres de proprit ou non. Ainsi, par exemple,
les projets de coopratives, associations ou mutualits ne sont
pas toujours formuls ou contrls par
lĠtat, mais par des syndicats de toutes sortes qui se voient
octroyer des terrains bas prix grce la
gnrosit tatique (la tendance est maintenant
les laisser eux-mmes ngocier le prix des terrains).
DĠautre part, les coutumes locales et les rgles
dĠhritage islamiques (appliques en Syrie aux non
musulmans) divisent les centres de dcision et de pouvoir entre
plusieurs bnficiaires, de sorte que les lenteurs judiciaires
ou bureaucratiques vont de pair avec le caractre indcis des
bnficiaires. Entre temps, les pressions pour que ceux-ci
cdent (tanzala) ou dlaissent une partie ou la totalit de leurs biens
pour des projets de Ç bien commun È sont toujours
fortes. Terminons cette
section sur le droit civil par un autre cas. En fvrier 1982, Nadhir
porta plainte contre le maire de Damas pour lĠavoir autoris
ne btir sur son terrain quĠ condition
dĠen cder une partie sous forme de proprits
publiques (al-amlk al-Ômma)[34]. Le plaideur prtendit que le
transfert (fargh) dĠune partie de sa proprit sĠtait
droul en dpit de sa volont (murgham) et quĠil nĠavait
sign lĠaccord avec le maire quĠaprs avoir
indiqu par crit toutes ses rserves (tahaffuz). Il reprit dans sa plainte ses
rserves afin de demander, aprs lĠaccord dĠun
expert certifi, que la partie dont il avait t
spoli lui soit rembourse un prix dtermin
par lĠexpert du tribunal de premire instance. Le maire, pour sa
part, rtorqua que lĠarticle 773 du code civil prvoit
que tout propritaire devrait, tout en protgeant son droit
personnel, prendre en considration les lois et dcrets qui
protgent lĠintrt gnral (al-maslaha
al-Ômma).
Et le maire dĠajouter sa dfense que lĠarticle 12
de la dcision 350 de 1978 concernant le rglement de
lĠhabitat de Damas prvoit que, Ç si le plan en cours
au moment de la demande du permis de construction exige quĠune partie
de la proprit soit annexe des
proprits prives et publiques, alors le permis ne sera
donn quĠaprs que cette partie sera achete et
son prix pay È. En somme, la Ç cession
gratuite È (al-tanzul al-majjn) dĠune proprit en
vue dĠobtenir un permis de construction ne confre pas au
propritaire le droit de rclamer plus tard le prix de la
proprit concde un bien public. En
fvrier 1983 le tribunal de premire instance dcida de
rejeter (radd) la
plainte : Ç La Cour de cassation avait dj
fait le raisonnement (ijtahada) [lors de lĠexamen dĠun autre dossier] que, lorsque le
plaideur concde une partie de sa proprit pour les
biens publics en vue dĠobtenir un permis de construction, cette
pratique est acceptable (maqbl) et lgale et ne constitue pas une
contrainte (ikrh) tant que le plaideur a reu en contrepartie son permis. En
dĠautre termes, tant quĠil y a un
Ç intrt rciproque È (manfaÔa
mutabdala), il
nĠy a aucune diffrence entre des rserves mises
ou non, tant que la cession eut lieu lgalementÉ È Dans la longue
liste de rpliques et contre-rpliques qui sĠensuivirent
sans interruption pendant prs de dix ans, il faudrait retenir les
faits suivants : (1) La notion de Ç contrainte È (ikrh) sĠest avre
centrale : la cession par le propritaire rsulte soit
dĠune Ç violation È (iÔtidĠ) directe de son droit personnel ou une
Ç procdure administrative È (tasarruf
idr) en
contrepartie du permis ; (2) les rserves (tahaffuz) mises par le
propritaire lors de la signature du contrat montrent aussi
quĠil avait pleine conscience de ses concessions (tanzul) ; (3) la municipalit est
protge par lĠarticle 12 de la dcision 350 de
1978 qui proscrit la Ç rciprocit È des
intrts entre les propritaires et les biens
publics ; (4) bien que le propritaire ait agi lors de la
signature du contrat comme agent (wakl) dĠautres propritaires qui, avec
lui, possdaient le terrain dont une fraction fut
change avec la municipalit, ses rserves
avaient t mises Ç en son nom propre È
(aslatan Ôan nafsihi), ce qui signifie que les autres
propritaires nĠtaient pas concerns par cette
clause spcifique. En
fvrier 1991 le propritaire obtint le verdict quĠil
souhaitait de la Cour dĠappel de Damas, chambre civile : la
municipalit fut appele rembourser le plaideur
dĠune somme quivalent LS 1 215 000 ($24 000) pour les
fractions changes en vue dĠun permis de construction.
Cette dcision fut approuve par la Cour de cassation en
janvier 1992. Bien que les
cas o des plaideurs individuels finissent par gagner leurs
procs contre des instances tatiques (municipalits,
ministres, mairies ou bureau du premier ministre) ne soient pas
exceptionnels, ils nĠen demeurent pas moins crass par
les routines bureaucratiques de longue dure, sans mentionner le temps
ncessaire pour interprter les textes et procdures afin
de rectifier les erreurs judiciaires. Le problme que nous avons
tent dĠanalyser est plus gnral encore, puisque
ce dont il sĠagit vritablement, cĠest lĠexistence
de toutes sortes de textes se situant en marge des grands codes et
encourageant dĠune faon ou dĠune autre la mainmise par
des instances tatiques sur des proprits
prives en vue de les incorporer des projets publics. Tout se
passe comme si ces mmes instances tatiques misaient sur la
passivit des acteurs et sur le fait quĠelles nĠiront pas
plus avant dans leurs plaintes, et elles ont raison : les plaintes
civiles ou administratives concernant des biens immobiliers saisis pour le
Ç bien public È prennent en moyenne de dix
vingt ans et sont souvent abandonnes en cours de route. Il y a
videmment toujours au bout du tunnel dĠheureux rescaps,
mais cĠest lĠexception la rgle. Un statut
personnel au-del des confessions ? En
matire de statut personnel, une tension vive a, depuis la fin des
Ottomans, t maintenue entre le fiqh et les codes civils dans
lĠensemble du monde arabe et musulman. En 1917, bien avant la
rvolution kmaliste, la Turquie avait dj
amorc la codification en matire de statut personnel
partir des travaux du fiqh hanfite en publiant un code de la famille. Dans le monde arabe
lĠgypte fut la premire en de domaine, puisque ce fut en
1875 que Muhammad Qadr Pasha rdigea son projet de codification
du statut personnel lĠusage des magistrats gyptiens.
Sur trois questions importantes (pension alimentaire, modalits du
divorce et garde des enfants en cas de sparation) les lois
gyptiennes de 1920 et 1929 reprsentrent
lĠbauche dĠun droit positif, et servent de modle
jusquĠ nos jours. Mais malgr lĠabolition par
Nasser des tribunaux de la sharÔa et des juridictions des
non-musulmans en janvier 1956 (loi de 1955), lĠgypte
nĠarriva pas dvelopper un code de statut personnel
systmatique qui aurait pu servir de modle. Les limites de
lĠexemple gyptien serviront de pierre de touche aux
lgislateurs syriens : le droit syrien en statut personnel
sĠavre la fois plus ambitieux et plus timide que
lĠgyptien. LĠambition se manifesta ds 1953 :
profitant de la dictature dĠAdb Shishakl, la Syrie adopta
lĠactuel code du statut personnel (rvis en 1975), qui
tout en affaiblissant la mainmise du fiqh hanfite, tendit le champ
dĠapplication lĠensemble des Syriens, sans
considration de leur confession (madhhab ou tĠifa). Mais face aux pressions des ulama
sunnites, les lgislateurs syriens ne demanderont pas lĠabolition
des tribunaux sharÔ et lĠunification des juridictions sous des tribunaux civils et des
codes positifs, car mme durant lĠunion avec
lĠgypte, Ç une loi nĵ 56 du 31 fvrier
1959 affirma que la loi gyptienne de 1955 ne sĠappliquait pas
la Òrgion syrienneÓ, position de principe
confirme par la loi du 15 novembre 1961 sur lĠorganisation
judiciaire[35]. È En somme, mme si
les lois de 1953 et 1975 prservent lĠautonomie du droit positif
par rapport au fiqh, lĠensemble juridictionnel reste mal unifi. En revanche, le
code de 1975 va assez loin dans la mainmise tatique sur le statut
personnel, tout en prservant lĠautonomie des madhhib : cĠest sur cette
Ç incertitude È quĠil faudrait
sĠarrter pour un moment. Comme pour son
prdcesseur, la force de la loi de 1975 rside dans sa
division en six sections qui sortent pour lĠensemble de
lĠorganisation traditionnelle des manuels du fiqh : le mariage, la dissolution du mariage,
lĠenfantement, la capacit et la dlgation
lgale, les testaments et les successions[36]. LĠambigut du
contenu provient surtout du fait que bien que chaque article est
rdig dans un langage abstrait et universel, le tout
prsuppose lĠexistence de Ç lois de statut
personnels (qawnn al-ahwl al-shakhsiyya) È autonomes pour chacune
des 17 confessions admises par la loi 60 de 1936[37]. CĠest que, dĠune part,
chaque article du code procde comme si toutes les confessions sont
sous la mme loi, alors que, dĠautre part, les groupes
confessionnels possdent chacun pour soi leurs propres normes sur les
mmes codes. Une tude approfondie de la loi du statut personnel
devrait donc sĠinterroger sur les modalits dĠun texte qui
prsuppose lĠexistence dĠautres textes parallles
sans toutefois les nommerÑstratgie subtile pour ne pas montrer
les incongruits entre le droit positif et les textes
caractre religieux : qui donc finalement la parole
dernire ? Aprs
une dfinition assez large du mariage ds le premier chapitre
comme une union sous contrat entre un homme et une femme dans le but de vivre
une vie commune et de procrer, lĠarticle 12 pose comme
condition, pour complter le contrat de mariage, lĠexistence de
deux hommes, ou dĠun homme et de deux femmesÑtous
musulmansÑcomme tmoins. Ceux-ci devraient en outre la
fois entendre et comprendre lĠoffre et la demande (ijb
wa-qabl) des
deux partenaires ou de leurs reprsentants. Cet article, qui ne fait
que reprendre les rgles de mariage hanfites, sans toutefois
les mentionner explicitement, sĠadresse exclusivement aux Musulmans
dsireux de ratifier un contrat de mariage devant un qd, bien quĠil ne soit pas
formul dans un langage explicitement exclusif. Le personnage du qd nĠintervient toutefois, et pour
la premire fois, quĠ partir de lĠarticle 15
concernant la capacit (ahliyya) des deux partis : Ç le juge
pourrait autoriser le mariage dĠun fou ou dĠun
drang au cas o un comit de mdecins
psychiatres aurait jug que leur mariage aiderait leur
gurison. È Le juge ne doit aussi approuver le second
mariage dĠun homme sur sa femme que sous certaines conditions (art.
17), vrifier que la diffrence dĠge ne nuirait
pas au mariage (art. 19), ou vrifier que tous les papiers sont en
ordre (art. 40). Or pour toutes ces fonctions, et surtout celles qui demanderaient
son approbation finale (art. 40 et 41), le juge nĠest en effet rien
dĠautre quĠun qd sharÔ, bien quĠil nĠest
aucun moment prsent en ces termes religieux. En effet,
considrant que pour les Chrtiens et Juifs de telles fonctions
ne pourraient tre prises en charge que par un prtre ou rabbin,
ces articles, entre autres, ne sont valables que pour les Musulmans. Ce
prjudice envers les Musulmans nĠapparat clairement que
dans lĠarticle 48/2 qui interdit toute femme musulmane le
mariage un non-musulman : leur mariage sera lgalement
invalide (btil)Ñun de ces articles o le code suit le fiqh sans aucune complaisance[38]. Mais
cĠest surtout en droit successoral que le favoritisme envers les
Musulmans sĠavre le plus prononc (livre VI : les
successions, al-mawrth), puisque en ce domaine les rgles du fiqh font rigueur et imposes aux
autres groupes confessionnels (sauf les Druzes). En effet, lĠun des
derniers articles du code prcise que Ç les articles du
codes sont applicables tous les Syriens, sauf pour les deux articles
suivants È (art. 306). Alors que lĠarticle 307 exclut les
Druzes de nombreuses provisions (e.g., la pluralit des pouses
nĠest pas admise, et un testament peut dpasser le tiers de la
fortune envers les bnficiaires ou dĠautres),
lĠarticle 308 (le dernier du code) indique que en ce qui concerne les
Chrtiens et les Juifs ils suivront les rgles et
procdures de leurs propres confessions en tout ce qui touche au
mariage, divorce, pension alimentaire et garde des enfants en cas de sparation :
seules les rgles hanfites de succession
sĠappliqueraient donc tous les Syriens, lĠexception des
Druzes. En somme, la Syrie manque toujours un code
Ç civil È tous ce qui dsireraient
suivre un systme de statut personnel en dehors des confessions. Crimes et pnitences Si lĠinterfrence tatique
en matire de droit civil est visible en certaines instances, alors
que les Codes civil et de commerce nĠont subi que trs peu
dĠaltrations depuis 1949, en matire pnale les
changements sont en revanche peine discernables. Hormis le fait que,
de 1966 1977 et nouveau depuis 2004, les cours criminelles
(Jinyt) se sont vu charger de lĠapplication de la loi sur les peines
conomiques, les codes et procdures nĠont pratiquement
pas chang. Dans le domaine pnal, la thse dĠune
interfrence tatique incessante ne tient pas, et cĠest
sans doute dans cette supposition fallacieuse dĠun tat
omniprsent que le modus operandi du systme judiciaireÑcivil et
pnalÑest le plus lisible. Mme si, comme lĠa
not Nathan Brown, le choix par un pays comme lĠgypte
dĠun droit civil plutt que dĠune common law de type anglo-amricaine
sĠexplique surtout par un dsir de lĠtat de
contrler la production lgislative et juridiqueÑdonc un
choix politique en
premire instanceÑ, il nĠen demeure pas moins que
Ç le droit dans les tats autoritaires peut oprer
dĠune faon trs similaire au droit dans les tats
libraux et dmocratiques[39] È. CĠest cette
contradiction apparente entre une politique tatique du droit, dĠune part, et
un modus operandi
qui dpasse le contrle tatique, de lĠautre, qui
est la plus surprenante. Pour notre part, nous avons suggr,
tout au long de ce chapitre, que la comprhension du droit bute sur
plusieurs obstacles tant que la pratique du droit du point de vue des usagers
ne devient pas la pierre angulaire de toute approche des relations entre
droit et socit. CĠest le procs complexe de documentation par les usagers de leurs dossiers
civils ou pnaux qui montre la dynamique interne du
systme : si lĠon ne montre pas ce procs de documentation et de
construction de dossiers, tout en se limitant aux rgles,
procdures et dcisions finales, on rduit toute la
pratique du droit des formalits. On tombe vite dans le
pige dĠune politisation du droit, alors que montrer le travail de documentation permet
dĠabolir toutes sortes de distinctions artificielles entre le civil et
le pnal (dans les deux cas, cĠest le travail de documentation
qui est en marche, Ç en dehors È dĠune interfrence
tatique directe). Contrairement au systme ottoman o
les tribunaux de la sharÔa taient surtout rgis par des
pratiques coutumires autonomes de toute intervention tatique,
cĠest lĠtat, dans tout systme civil, qui a le
monopole des tribunaux : en somme, pas de loi sans un tat qui la
met en Ïuvre. Mais il ne faut pas confondre monopole tatique et
passivit des usagers. Sans tat, il nĠy a pas
dĠautorit pour mettre en Ïuvre les rgles, mais
cĠest toujours aux usagers quĠil revient de documenter et
raconter leurs dossiers et cĠest aux chercheurs de comprendre ces
stratgies narratives. Ceux qui
soutiennent la thse politique du droit rappellent sans cesse
lĠexistence de tribunaux, comme le fameux tribunal de
sret de lĠtat (mahkamat amn al-dawla), o les droits de la
dfense sont limits. En de de cette situation
o aucune dfense nĠest possible, les dfendeurs
disposent en gnral dĠune grosse marge de manÏuvre.
QuĠun avocat plaide que son client dans une affaire criminelle est
mentalement malade et donc juridiquement incapable, quĠun autre avocat
plaide devant un tribunal administratif la cause dĠun client dont
toutes les terres ont t injustement confisques ou
quĠun troisime avocat plaide encore devant le tribunal de
sret de lĠtat que son client nĠa rien fait
dĠautre quĠÇ exprimer une opinion
personnelle È, sans aucune intention de nuire
lĠtat et ses emblmes institutionnels, ce
quĠils font tous, cĠest documenter leurs dossiers respectifs,
usant de tout ce quĠils ont leur disposition,
lĠaide parfois de stratgies similaires. Ce qui frappe
le plus, si lĠon compare le civil et le pnal, cĠest la
rduction considrable du jargon juridique dans le second cas.
Ainsi, si une simple dispute sur le statut dĠune
proprit suppose un jargon juridique qui est tranger
mme aux plus rudits des profanes, ces mmes profanes se
sentent en revanche tout fait lĠaise la
lecture dĠun dossier de meurtre. Comme la plupart des homicides
tournent autour de la distinction entre un meurtre prmdit
(Ôamd) et un
meurtre dlibr (qasd), les participants un dossier homicide
passent beaucoup de temps documenter lĠvnement
en sorte que le meurtre apparaisse comme prmdit ou
dlibr. Cette mtamorphose apparat
trs clairement dans les crimes dĠhonneur entre hommes (qui sont
diffrents des jarĠim al-sharaf perptrs contre les
femmes et dont les peines restent scandaleusement minimales), o un
homicide prmdit se construit comme
dlibr (qasd) par la dfense, et se termine
dĠhabitude par un verdict de 7 10 ans de prison avec travail
forc[40]. De manire similaire, les
crimes les plus rpandus, comme le vol, le viol ou lĠatteinte
la pudeur, le trafic de drogue, la fraude et lĠescroquerie, se
construisent autour dĠune pnalit maximale et une autre
minimale. Par consquent, comme pour les homicides, ces cas
sĠorganisent autour dĠune documentation de
lĠvnement qui se fabrique sur de telles
possibilits pnales. Loin dĠavoir donc des rgles
qui dicteraient tout, le processus se passe comme si cĠtait la
documentation de lĠvnement et le sens que les
participants attribuent celui-ci qui dtermine le cours des
choses et, en particulier, le verdict final. Il nous est
difficile de conclure sans modestement risquer quelques propositions en vue
dĠamliorer le systme juridique et les procdures
judiciaires. Tout dĠabord, cĠest une instance juridique qui
devrait commander le droit et non une instance politique : par
consquent, cĠest au prsident de la Cour de cassation
que devrait revenir en dernire instance le contrle du
systme judiciaire en sa totalit et non au ministre de la
Justice, comme cĠest le cas maintenant. Deuximement, la loi du
statut personnel (qnn al-ahwl al-shakhsiyya) renvoie chaque individu son
propre ordre confessionnel (madhhab) pour tout ce qui concerne le mariage, le
divorce et lĠhritage (o la sharÔa en matire successorale est
impose tous les Syriens), ce qui oblige tout individu, mme ceux qui ne le
souhaitent pas, suivre des rgles religieuses dans les
conduites les plus personnelles. Il faudrait donc crer, en marge des madhhib, des lois
Ç civiles È de mariage, divorce et hritage,
pour tous ceux qui le dsireraient. Troisimement,
lĠinflation des codes conomiques (qawnn
iqtisdiyya) et
des codes immobiliers (qawnn Ôaqriyya), dont on a dcel
lĠaspect usurpateur envers la proprit prive,
devrait tre contrle par leur intgration dans
les Codes civil et de commerce, afin de protger la
proprit comme telle et la libert contractuelle
individuelle. Les catgories immobilires de shuyÔ et de waqf devraient tre compltement
abolies et remplaces, pour ceux qui voudraient des institutions
collectives rgies par des conseils dĠadministration, par la
notion anglo-amricaine de Ç trust fund È.
Quatrimement, la catgorie de crimes connue comme
Ç un meurtre motiv par lĠhonneur È (qatl
bi-dfiÔ sharf), qui prend surtout des jeunes femmes pour cibles faciles, devrait
tre abolie, afin que tout homicide, quĠil soit li
lĠÇ honneur È masculin ou pas, soit
trait comme tout autre meurtre. Cinquimement, on a vu comment
les procdures civiles et pnales sont longues et
pnibles, pour la simple raison quĠelles laissent trop de place
aux appels et contre-appels et aux lenteurs et incomptences
bureaucratiques. Il faudrait donc rduire la fois les
possibilits dĠappel (istiĠnf) et les tapes qui conduisent
ceux-ci : par exemple, en unifiant les tribunaux de paix et de
premire instance (comme ce fut le cas lors de lĠunion avec
lĠgypte), tout en limitant les dlais dĠappel ;
et en supprimant les tribunaux dĠappel (istiĠnf), afin que tout appel reoive
directement une audition de la Cour de cassation dans un dlai qui ne
dpasse pas les six mois. Enfin, il faudrait augmenter le nombre de
chambres de la Cour de cassation et de tribunaux administratifs, et imposer
des dlais pour lĠexamen et la rvision des dossiers[41]. Bibliographie Michael N.
Barnett, Dialogues in Arab Politics, New York : Columbia University Press, 1998. Jean Bart, Histoire du droit, 2e dition, Paris : Dalloz, 2002. Emmanuel Bonne,
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politique È, Monde arabe, Maghreb-Machrek, 158 (oct.-dc. 1997), 31-37. Bernard
Botiveau, Loi islamique et droit dans les socits arabes, Paris : ditions Karthala,
1993. Pierre
Bourdieu, Le sens pratique, Paris : Minuit, 1980. Jacques
Bouveresse, Le philosophe et le rel, Paris : Hachette Pluriel, 1998. Nathan J.
Brown, The Rule of Law in the Arab World, Cambridge : University Press, 1997. Baudouin
Dupret, Ç LĠautorit de la
rfrence : Usages de la sharÔa islamique dans le contexte judiciaire
gyptien È, Archives de Sciences sociales des Religions, 125, janvier-mars 2004, 189-210. AsÔad
Gorn, Ç Marhil wadÔ
al-qnn al-madan È, in Muhdart
naqbat al-muhmn f Halab fi-l-sanat
al-qadĠiyya 1949-1950, Alep, s.d., 107-28. Najt
Qassb Hasan, Qawnn al-ahwl al-shakhsiyya [textes des codes individuels pour les
confessions chrtiennes et juives], Dr al-ÔUrba,
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Qassb Hasan, Qnn al-ahwl al-shakhsiyya [texte de la loi 34 de 1975 avec
commentaires de lĠauteur], Damas, 1985. Muhammad
Tawfq Jn, MajmuÔat qarrt
al-mufawwadn al-smiyyn li-Sriyya wa-Lubnn
al-kabr, Damas,
1933. Bruno Latour, La
fabrique du droit : Une ethnologie du Conseil dĠtat, Paris : La Dcouverte,
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Lubman, Bird in a Cage. Legal Reform in China After Mao, Stanford : Stanford University Press,
1999. MajmuÔat
al-qawnn al-iqtisdiyya, Damas : MuĠassasat al-Nr, 2003. Turk
Farhn al-Mustafa, Tarkh mantaqat al-Matakh wa-Qinsrn
bayna al-mad wa-l-hdir, Hims, 2003. Louis Qashisho,
Qnn al-tijra, Damas : MuĠassasat
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Shaqfah, Qady wa-abhth qnniyya :
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Wassf, Ç Qawnn al-jamÔiyyt È,
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Making of the Civil law, Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1981. Max Weber, Economy
and Society, Berkeley :
University of California Press, 1978. Lisa Wedeen, Ambiguities
of Domination, Chicago
University Press, 1999. Mustafa Ahmad
az-ZarqĠ, al-Madkhal al-fiqh al-Ômm, 3 vol., Damas : Dr al-Fikr,
1967-8.
Note sur
lĠauteur Zouhair Ghazzal
est professeur associ dĠhistoire
lĠuniversit Loyola de Chicago. Il est lĠauteur de LĠconomie
politique de Damas durant le XIXe sicle (Institut Franais du Proche-Orient,
1993) ; The Grammars of Adjudication: the economics of judicial
decision making in
fin-de-sicle Ottoman Beirut and Damascus ( paratre) ; entre
2003 et 2005 il tait Fulbright Scholar en Syrie pour la
prparation dĠun ouvrage sur le systme pnal
syrien : The Ideal of Punishment. |
[1] Jacques Bouveresse, Le philosophe et
le rel, Paris:
Hachette Pluriel, 1998, 160.
[2] Cf. velyne Serverin, Sociologie du droit, Paris : La Dcouverte, 2000.
[3] AsÔad Gorn,
Ç Marhil wadÔ al-qnn
al-madan È, in Muhdart naqbat
al-muhmn f Halab fi-l-sanat al-qadĠiyya
1949-1950, Alep, s.d.,
107-28.
[4] Emmanuel Bonne,
Ç Justice : institutions et contrle politique È,
Monde arabe, Maghreb-Machrek, 158 (oct.-dc. 1997), 31-37.
[5] Mustafa Ahmad az-ZarqĠ, al-Madkhal
al-fiqh al-Ômm, Damas: Dr al-Fikr, 1967-8, 1:4-5.
[6] Cf. Baudouin Dupret, Ç LĠautorit de la rfrence : Usages de la sharÔa islamique dans le contexte judiciaire gyptien È, Archives de Sciences sociales des Religions, 125, janvier-mars 2004, 189-210 : Ç On ne peut ainsi examiner la rfrence au droit islamique (sharÔa) en dehors des usages qui en sont faits de manire circonstancielle et situe, en dehors des pratiques de rfrence ment un objet explicitement qualifi de juridiquement islamique dans des contextes varis, chacun soumis des contraintes propres. Au titre de ces cadres contextuels, lĠenceinte judiciaire. È
[7] Nathan J. Brown, The Rule of Law in
the Arab World,
Cambridge: University Press, 1997, 236-7, pense que cĠest
prcisment le rapport au politique qui rgit les
modalits du droit civil gyptien : Ç The modern
Egyptian legal system was born and continues to survive not because it was
imposed or because it regulates relations between state and civil society.
Instead, the primary purpose of the systemÑin the eyes of the political
leaders who have built and sustained itÑis to provide support for the
officially sanctioned order. The Egyptian legal and judicial system was
constructed as an integral part of an effort to built a stronger, more
effective, more centralized, and more intrusive state. È Tout le
problme, du point de vue dĠune anthropologie du droit, consiste
discerner comment cet Ç officially sanctioned
order È se forme en pratique, cĠest--dire comment cet
Ç ordre È reoit concrtement ses assises
lgitimes, par le moyen des pratiques judiciaires ou autres. En effet,
toute philosophie du droit qui tourne autour de la Ç lgitimation È
du droit, ou du droit Ç au service È du pouvoir, comme
chez Michel Foucault ou Pierre Bourdieu, clt la boucle assez
htivement et empche de voir ce travail continu de la
Ç fabrique du droit È.
[8] Alan Watson, The Making of the Civil
law, Cambridge, Mass.:
Harvard University Press, 1981, 118: Ç One of the most striking
features of a code is that it marks a new beginning. È
[9] Bruno Latour, La fabrique du
droit : Une ethnologie du Conseil dĠtat, Paris : La Dcouverte, 2002,
283 : Ç Le droit est autonome par rapport au social
puisquĠil est lĠun des moyens de produire le social, de
lĠagencer et de le contextualiser È.
[10] On trouvera les textes complets in
Muhammad Tawfq Jn, MajmuÔat qarrt
al-mufawwadn al-smiyyn li-Sriyya wa-Lubnn
al-kabr, Damas,
1933.
[11] Turk Farhn al-Mustafa, Tarkh
mantaqat al-Matakh wa-Qinsrn bayna al-mad wa-l-hdir, Hims, 2003, 142-3.
[12] Cf. Jean Bart, Histoire du droit, 2e dition, Paris : Dalloz, 2002, chapitre III.
[13] Voir pour la Chine contemporaine et sa
transition rcente du communisme vers un capitalisme
dĠtat, Stanley B. Lubman, Bird in a Cage. Legal Reform in
China After Mao,
Stanford: Stanford University Press, 1999.
[14] Le code qui rgit les associations
fait partie de la loi 93 promulgue en juillet 1958 lors de
lĠunion avec lĠgypte, annulant ainsi les articles 56-82 du
texte initial du code civil.
[15] Cf. BadÔ Wassf in al-Iqtisdiyya, 4/180, 30 janvier 2005, p. 12.
[16] Ces textes sont runis in MajmuÔat
al-qawnn al-iqtisdiyya, Damas : MuĠassasat
al-Nr, 2003.
[17] Cf. Max Weber, Economy and Society, Berkeley : University of California
Press, 1978, 2:641: Ç One of the most important distinctions in modern
legal theory and practice is that between ÒpublicÓ and
ÒprivateÓ law. But the exact criteria of this distinction are
surrounded by controversy. È
[18] De nombreux articles furent
publis au courant de cette anne (2005) dans les revues Ç
conomiques È populaires ou autres, concernant le futur code
commercial, dont on sĠattend dĠun moment lĠautre
ce quĠil soit promulgu : voir al-Iqtisd, 1/5, 1 juin 2005.
[19] Ce cas est discut in Muhammad
Fahr Shaqfah, Qadya wa-abhth qnniyya :
al-Ôadla f al-qadĠ al-sr, Damas, 1997, 215-21. Bien que Shaqfah
documente mal ses cas et que son ouvrage nĠinclue pas les documents
originaux, son analyse nous reste nanmoins utile, condition
toutefois de voir les limitations de son orientation gnrale.
[20] Cf. Watson, Making, 115: Ç The basic structure of the Code
civil is that of the
institutional tradition; and it can even be described as unnatural. Thus,
unlike the Code civil, natural law codes stress the importance of the state for human society and
emphasize the legal relationship between the individual and the state. Other
emissions from the Code are inexplicable on any notion of a law of reason. The most striking of
these omissions is commercial law, which became the object of its own code, the
Code de commerce,
which came into effect on January 1, 1808. On any normal understanding,
commercial law is a part of private law, the law between citizens. And the
incorporation of commercial law into the Code civil would have been particularly easy, given the
existence of what was in effect a code of commercial law in ColbertĠs
ordinance for mercantile law. Moreover, the hostility of the revolutionaries to
the commercial class ought logically to have brought about the disappearance of
any separate commercial law and the incorporation of rules appropriate to all
transactions and classes of the people in the Code civil. The explanation for the omission of
commercial law from the code is simply that commercial law was not thought of
as Òcivil law,Ó and the explanation for that is that commercial law
formed its own distinct legal tradition, had no obvious forerunners to which it
could be attached in Roman law, and above all was not to be found in
JustinianĠs Institutes and hence not in the institutes of French law. The same explanation
applies to the same omission from the Austrian ABGB and the German BGB. È
[21] Louis Qashisho, Qnn
al-tijra,
Damas : MuĠassasat al-Nr, 2001, prface de
Gorn, 10-11.
[22] La sharÔaislamique permet le testament pour le
tiers de lĠhritage ceux qui ne font pas partie des
bnficiaires lgaux.
[23] En Syrie lĠhritage
islamique est impos mme aux non-musulmans.
[24] Shaqfah, Qady
wa-abhth, 413.
Cette interprtation est base sur une dcision de la cour
de cassation en novembre 1969.
[25] Il est commun de mprendre la loi
60 comme un Qnn istimlk, alors quĠil ne lĠest pas. Cette
fausse interprtation est commune mme dans les documents
juridiques.
[26] Notons que le rafÔ
al-ishra ne se
droule pas automatiquement ds la fin du procs,
puisquĠil faudrait passer par toutes sortes de procdures.
CĠest pour cette raison que de nombreuses proprits
portent ces fameux Ç signes È, mme si leurs
procs furent termins. Une proprit qui porte un
Ç signe È ne peut tre ni transfre
ni vendue ni hrite.
[27] Dans le fiqh hanfite classique, le Ôayn dsigne tout Ç objet tangible È, de sorte
que tout haqq Ôayn est de facto un Ç droit rel È, en ce sens
quĠil manifeste un pouvoir envers lĠobjet tangible comme tel. Comme
la tendance serait de voir toute Ç commodit
changeable (ml) È comme un Ôayn, le fiqh a du mal crer une notion
dĠÇ change È abstraite en dehors des
Ç objets tangibles È, comme par exemple la
Ç proprit intellectuelle È ou les
crdits et dbits bancaires. Par consquent,
lorsquĠune notion moderne comme le haqq shakhs intervient, le fiqh a tendance englober tout
Ç droit de crance È ou Ç droit
personnel È dans un Ç droit rel È,
comme si lĠobligation dĠun dbiteur envers son
crancier tournait autour dĠun Ôayn. Cette fiction juridique a permis de
rsoudre le problme des proprits
non-enregistres en Syrie, puisque tant dpourvues du
statut lgal de Ôayn, les plaideurs portent plainte Ç personnellement È,
comme si il sĠagissait dĠune obligation dĠun dbiteur
envers dĠun crancier.
[28] Rappelons que toutes ces
catgories proviennent du fiqh hanfite, et quĠelles ont
t rintgres dans le code civil en leur
ajoutant de nouvelles notions.
[29] Shaqfah, Qady
wa-abhth, 420.
[30] Michael N. Barnett, Dialogues in Arab
Politics, New York:
Columbia University Press, 1998, travaille la notion de Ç dialogue
È comme mises-en-scnes symboliques entre tats souverains
sous lĠhorizon du panarabisme post-ottoman.
[31] Cf. Lisa Wedeen, Ambiguities of
Domination, Chicago
University Press, 1999, pense que les reprsentations politiques de la
Syrie baathiste servent Ç discipliner È les usagers
ordinaires.
[32] Cf. Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris : Minuit, 1980.
[33] Je me contente du synopsis offert par
Shaqfah, Qady wa abhth, 249-65. Comme pour le cas prcdent
lĠauteur nĠinclut quĠune documentation sommaire, mais qui
toutefois sĠavre suffisante pour notre propos.
[34] Shaqfah, Qady
wa-abhth, 227-34.
[35] Bernard Botiveau, Loi islamique et
droit dans les socits arabes, Paris : ditions Karthala, 1993, 214.
[36] Najt Qassb Hasan, Qnn al-ahwl al-shakhsiyya [texte de la loi 34 de 1975 avec commentaires de lĠauteur], Damas, 1985.
[37] Najt Qassb Hasan, Qawnn al-ahwl al-shakhsiyya [textes des codes individuels pour les confessions chrtiennes et juives], Dr al-ÔUrba, s.d.
[38] Lors dĠune visite en juin 2004
la rgion de Khansir au sud-est dĠAlep, mes
htes qui appartenaient au clan de al-Waldah mĠont fait remarquer
que la plupart des mariages en cette rgion sont Ç coutumiers
(Ôurf) È,
en ce sens quĠils ne suivent ncessairement ni le fiqh ni le code de statut personnel syrien.
Par consquent, lĠenregistrement officiel de lĠacte du
mariage, sous obligation lgale des articles 40 et 41, ne se fait
gnralement que par ncessit, plusieurs
annes aprs le mariage, lorsque le couple a, par exemple, un
enfant quĠil faudrait enregistrer lĠcole
publique : Ç On ne retient de lĠIslam que les choses qui
nous intressent È, me dit mon hte avec un grand
sourire.
[39] Nathan Brown, Rule of Law, 128, 242.
[40] Ces observations sont bases sur
un chantillon de 100 dossiers de la rgion dĠAlep et Idlib
entre 1980 et 2000.
[41] On trouvera une esquisse de ces dernires propositions in Shaqfah, Qady, 570-72.